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SUR LA

CHRONIQUE DE NUREMBERG

DE

HARTMANN SCHEDEL

AVEC

LES BOIS DE WOLGEMUT & W. PLEYDEN WURFF

PAR

CHARLES EPHRUSSI

PARIS LIBRAIRIE TECHENER

(H. LECLERC ET P. CORNUAU)

219, rue Saint-Honoré, au coin de la rue d'Alger.

1894

LA <CRONICA MUNDI »

HARTMANN SCHEDEL

AVEC LES BOIS DE WOLGEMUT ET DE PLEYDENWURFF

Parmi les villes d'Allemagne qui, au commencement de la première Renaissance, accueillirent et favorisèrent le plus les arts, il n’en est point qui puisse disputer la place d’hon- neur à Nuremberg. Le plus grand ouvrier du bronze, Peter Vischer, le plus glorieux statuaire en pierre, Adam Kraft, le”plus illustre tailleur du bois, Veit Stoss, le Benvenuto Cellini germain, Wenceslas Jamnitzer, enfin le chef de l'École allemande et son maître, Albert Durer et Michel Wolgemut, sont Nurembergeois. La vieille cité norique offrait, politi- quement parlant, un terrain favorable à cette large expansion

des arts de toutes sortes. Reculant ses origines jusqu'à Charlemagne, elle est, dès 938, le siège d’une diète tenue sous Othon I. Les empereurs franconiens y dressent les premières pierres de l’imposante Veste. Rapidement accrue sous les Hohenstaufen, dont un, Frédéric IT, lui octroie gra- cieusement certains privilèges en 1219, elle devient ville impériale sous Charles IV et prend rapidement un des pre- miers rangs, le premier peut-être, entre les cités allemandes. La Cronica Mundi dit en propres termes : Apud exteras gentes

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6 LA CRONICA MUNDI

nominatissima celeberrimaque. Emporium germanie amplissi- mum : magnificis operibus publicis et privatis ornata. On célèbre ses hautes tours, les doubles murailles qui la défen- dent, ses grandes portes, ses places publiques, ses fontaines « jettantz l’eaue par des canaux de boys », les ponts de pierre qui la traversent (1). Deux magnifiques églises, la mas- sive Saint-Sebald et l’élégante Saint-Laurent, règnent dans les deux quartiers de la ville. Près de cent mille habitants se pressent dans l'enceinte. Le commerce et l'industrie fleu- rissent : « Tout le cômerce populaire ce sont ouvriers fort ingénieux, ou volontiers marchätz tresprudentz, inventeurs et maistres de subtils ouvrages, lesquelz seruêt grandemêt aux hommes (2). » Heureusement située à mi-chemin de l'Allemagne du Nord et de l'Italie, elle était le centre des relations commerciales et artistiques entre les deux contrées. Nulle cité du Nord n’a de plus fréquents rapports avec Venise.

Nuremberg s’administre à l’aide d’un Petit Conseil et d'un Grand Conseil composés des principaux citoyens de la ville, la plupart appartenant à des familles dans lesquelles le maniement des affaires publiques était héréditaire. La sagesse de ce gouvernement excite l'admiration des étrangers mêmes, au point qu’un ambassadeur vénitien, Alvise Moce- nigo, après avoir constaté que Nuremberg est régi par vingt- huit familles nobles au plus, ajoute: « Cette ville a la réputation de se mieux gouverner que toute autre cité alle- mande. Aussi l’appelle-t-on souvent la Venise de l'Allemagne. » Christophe Scheurl, dans son Libellus de laudibus Germaniæ, avait déjà fait la même remarque : Unde etiam civitati

(1) La Cosmographie universelle de Sébastien Münster, 1556. Notons que pour ce qui concerne Nuremberg et beaucoup d’autres villes, l’auteur de la Cosmographie se contente assez souvent de traduire littéralement la CRONICA MuNDI.

(2) Cosmographie universelle.

LA CRONICA MUNDI gl

magnæ accedunt divitiæ, et tantum apud Germanos nomen, quantum Venetiis apud Italos. Unde etiam Venetia Teutonica cognominata est.

Bientôt les lettres savantes et les sciences y acquièrent droit de cité. Le cosmographe et navigateur Martin Behaïim, l’astronome Regiomontanus, l'historien Hartmann Schedel, les Pirckheimer, les Sebald Schreyer, Conrad Celtes, le poète lauréat, Anton Koberger, le typographe, l’omniscient Chris- tophe Scheurl, et tant d’autres, naissent à Nuremberg ou en font leur séjour favori.

La grande cité impériale devait donc offrir à l'imprimerie naissante un terrain d'exploitation fécond et une riche hos- pitalité. Toutefois Nuremberg semble s'être laissé devancer, dans l'exercice de la nouvelle industrie, par quelques autres villes d'Allemagne, comme Augsbourg, Cologne, Ulm, Stras- bourg. Mais bienlôt elle acquiert dans le commerce des

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livres, si considérable à cette époque, une suprématie uni- versellement reconnue. Elle dut cette situation hors pair à une ancienne famille qui allait conquérir une renommée dont le souvenir n’est pas encore éteint (1).

Les Koberger étaient établis au moins depuis le milieu du XIVO siècle à Nuremberg, ils exerçaient la profession de boulangers. En 1349, un Koberger est nommé comme ayant participé à une révolte contre les patriciens. À la fin du xrve siècle, on rencontre des membres de cette famille alliés aux plus honorables maisons de la ville. En 1428, un Koberger devint membre du Grand Conseil; plus tard,

d’autres Koberger firent partie de la même assemblée; un

(1) Nous empruntons beaucoup des renseignements que nous allons donner sur les Koberger au savant ouvrage de M. Oscar Hase : Die * Koberger, seconde édition, Leipzig, 1885.

8 LA CRONICA MUNDI

d'eux (1462) figure dans l'administration de la ville. On trouve encore un Reïnhart Koberger reçu en 1483 dans la cOrpo- ration des boulangers. Les branches nombreuses de cette famille s'étaient répandues dans les divers quartiers de Nuremberg, surtout dans ceux de Saint-Laurent et de Saint- Sebald. Tous étaient boulangers. Par quelle transition cette famille fut-elle amenée à abandonner sa profession hérédi- taire pour fonder la plus puissante maison de librairie de l'Allemagne d'alors? On sait seulement que, dès 1485, un Martin Koberger est cité dans les registres de la ville comme imprimeur, sans que son nom ait laissé de traces durables. Est-ce à l’école de ce Martin que se forma celui qui devait porter si haut la gloire de la famille, Anthony Koberger ? On n’a que peu de renseignements sur ses premières années. L'époque de sa naissance n’est connue qu'approximativement (144.7). Le premier livre publié par lui avec date certaine est de 1473. À partir de cette année, Anthony déploie une activité infatigable qui, en lui assurant le premier rang parmi les libraires de l'Allemagne, lui donne en même temps une haute situation dans sa ville natale. En 1498, Neudorffer, malheu- reusement trop sobre d'informations, nous apprend qu'An- thony Koberger employait vingt-quatre presses et avait à. son service plus de cent ouvriers, tant imprimeurs que relieurs. Soit à Nuremberg, soit dans ses succursales alle- mandes ou étrangères, il ouvre seize magasins bien garnis de livres. Il ne néglige rien pour la bonne exécution des volumineux ouvrages qui sortent de sa librairie ; il acquiert à grands frais plusieurs manuscrits d’un même livre (qua- torze pour une seule publication), les recueillant dans toute l'Allemagne et même en France et en Angleterre. Il s'assure le concours des meilleurs correcteurs, parmi lesquels Hans Amerbach, et fait revoir l’édition latine de la Cronica par les spécialistes les plus compétents.

En 1498, il devient membre du Grand Conseil et figure parmi les erbaren (honorables), classe de citoyens qui, sans

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faire partie du patriciat, étaient comptés au nombre des premiers de la cité. Son nom et ceux de ses enfants se lisent sur les lettres d'invitation aux fêtes de l'Hôtel de ville. Deux fois marié et père de vingt- cinq enfants, il unit plu- sieurs de ses filles aux membres les plus honorés du patri- ciat nurembergeois. |

On le voit louant pour son commerce de one en 1470, une importante maison qu'il acheta plus tard, ainsi que plusieurs immeubles voisins ; il acquiert encore, de la famille Muffel, une autre maison pour 2,800 florins, et s’il était vrai, comme le dit Aeneas Sylvius, que «les rois d'Ecosse voudraient être logés aussi bien que la moitié des bourgeois de Nuremberg », la possession de si nombreux immeubles

donne une haute idée de l’opulence d’Anthony Koberger.

Sa réputation, soit dans toute l’Allemagne, soit à l'étranger, n’était pas au-dessous de sa fortune. Il est en relations avec les humanistes les plus fameux de l’époque, Pirckheimer, Conrad | Celtes, Scheurl, Hartmann Schedel, Lazarus Spengler, peut-être même avec Reuchlin, Ulrich de Hutten et Melan- chton. Enfin Luther écrit à Lazarus Spengler (1525), l'habile et influent secrétaire du Conseil de Nuremberg, pour le charger de proposer aux Koberger d'éditer ses œuvres à Wittenberg même, ils établiraient une maison de vente. Ces négociations n’aboutirent pas.

Anthony Koberger n’est pas en moins bons rapports avec les principaux imprimeurs de son temps. Il fait travailler pour son compte plusieurs imprimeurs de Bâle, et surtout le célèbre Hans Amerbach, avec lequel il entretient une longue correspondance qui témoigne de la sûreté de leurs relations commerciales et de leur cordiale intimité. Jodocus Badius le proclame « le prince des libraires et des plus honorables et fidèles commerçants, le sanctuaire de toute honnêteté et justice. » Toutes les lettres qu’il échange avec ses nombreux correspondants révèlent en lui un homme entre- prenant, au coup d'œil juste, fidèle à ses engagements, très

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serviable, habile à découvrir les collaborateurs utiles et à éventer les ruses des malhonnêtes gens. Un dernier et glo- rieux témoignage vient s'ajouter à toutes ces preuves de la haute honorabilité et de l’excellente réputation d’Anthony. En 1500 (?), l'empereur Maximilien l'invita à publier, en latin et en allemand, une double édition, avec gravures sur bois, de Sainte Brigitte. Sa lettre, envoyée de Fribourg en Brisgau, est conçue dans les termes les plus flatteurs.

Tous ces honneurs paraissaient justifiés par l'intelligente activité et la probité reconnue d’Anthony. Du reste, lui- même avait conscience de sa propre illustration; à la fin d'un Repertorium juris de Bertachini da Firmo, imprimé par lui, il ne craint pas de se décerner un éloge plus mérité sans doute que modeste : Completum et finitum in Imperiali urbe Nurembergh, quam non solum reipublicae honestas : verum eltiam praefati Antonit imprimentis subtilitas reddit famosis- simam. La gloire de Koberger rejaillissait sur Nuremberg !

I! est probable que, selon l’usage ordinaire de ces temps, la famille d’Anthony était intéressée dans l’exploitation de son Commerce. Son principal auxiliaire, le second chef de la puissante maison, son représentant attitré hors d'Allemagne, est un de ses cousins, Hans Koberger. C’est lui qui fonde les succursales de Paris et de Lyon et qui se charge de répandre les publications de la maison en Angleterre, en Italie et en Espagne. La succursale de Lyon projette même une branche à Toulouse, comme en font foi les registres d'impôts de la ville, sur lesquels figure à plusieurs reprises un « Johan Colberga (Hans Koberger) (1), lybrair de Lyon », dont le commerce fut assez prospère pour que sa taxe primi- tive ait été successivement augmentée (2).

() Hans, abréviatif de Johann.

(2) Les enlumineurs, les relieurs, les libraires et les imprimeurs de Toulouse aux xv° et xvI° siècles, par A. Claudin, dans le Bulletin du Bibliophile, jan- vier-février 1893.

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Quant à la maison de Paris, elle semble avoir prospéré même avant l'établissement de Hans en France. Dès 1476, Anthony Koberger entretient à Paris un facteur, Johann Sanderbrück. Les livres envoyés de Nuremberg furent alors menacés d’une saisie, et Anthony se rendit à Paris avec une lettre du Conseil de sa ville pour le roi Louis XI, qui accorda la main-levée. Philippe, électeur palatin, s'était en- tremis utilement dans cette affaire. La factorerie de Koberger à Paris atteint son plus haut degré de prospérité vers 1499, grâce surtout au zèle du représentant d’Anthony, Johann Blumenstock, qui avait quitté Bâle pour s'établir dans la capitale de la France. Cette prospérité est attestée par le célèbre éditeur Jodocus Badius, grand ami des Koberger. On signale encore un court séjour d’Anthony à Paris en 1500. Les envois de la maison de Nuremberg dans la grande cité française devaient être considérables, puisqu'il est question, en mai 1501, d’une expédition de nombreux ballots. En 1506, Amerbach reçoit l’ordre d'adresser à Blumenstock cinquante Saint-Augustin, quarante Hugo, quarante Concordances de la Bible et trente Margarita poetica, c’est-à-dire cent soixante grands in-folios, qui témoignent de l'activité des relations entre la métropole de Nuremberg et la succursale de Paris.

Outre ces dépôts permanents, les Koberger étendent leur commerce dans l’Europe méridionale par leurs correspon- dants de Milan et de Venise, dans le Nord par ceux de Lubeck et d'Anvers, et dans l'Est par ceux d'Ofen et de Cracovie, d'où leurs publications se répandent à travers toute la Hongrie et toute la Pologne. |

Les grandes foires, si fréquentées alors par les voyageurs de tous pays, offraient encore de larges débouchés au com- merce des Koberger. D’abord celle de Leipzig les Nurem- bergeois, disait-on, avaient la part du lion et où, sans parler des autres livres, un agent spécial était chargé de la vente de la Cronica de Schedel; celle de Francfort, Anthony se rendit en personne quinze fois, et figuraient cent

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exemplaires de son Hugo et trois cents de la Tabula. Non moins importante était la foire de Lyon qui desservait toute une partie de l’Europe. La vieille métropole française mettait alors en circulation plus de livres que toute autre ville euro- péenne, excepté Venise. On note trois cents exemplaires des oe et 6e volumes du Hugo vendus à Lyon en deux ans, ainsi que cent cinquante Saint-Augustin et autant de Concor- dances. Enfin les deux foires, qui se tenaient au faubourg Saint-Germain et entre Paris et Saint-Denis, étaient encore l’occasion d'importantes transactions.

Non contents de ces ventes régulières, les Koberger, se conformant ainsi aux usages de l’époque, organisaient des voyages dans les directions les plus diverses. Leurs commis ambulants s’établissaient temporairement dans quelques auberges avec un stock de livres dont ils distribuaient l’allé- chant prospectus qui commençait par ces mots: Cupiètes emere libros infra notatos venient ad hospicium subnotatum venditorem habituri largissimum. Et après cette invitation séduisante (1), Koberger expose que le désir de la gloire est naturel à tous les hommes, mais qu’il est diverses routes pour arriver à une renommée durable. Les uns, comme Platon et Aristote, ont choisi la philosophie ; les autres comme Sénèque, la morale ; d’autres comme Homère et Virgile, la poésie: d’autres encore, l’éloquence comme Démosthène et Cicéron, ou la législation, comme Lycurgue, Solon, Trajan et Justinien. Mais l'étude qui remporte sur toutes les autres est celle des livres sacrés : Si Christum scis {ait mellifluus doctor) satis est et si cetera nescis. Puis vient à l’appui une analyse rapide de la Somme du divin maître Antoninus, divisée en quatre parties que Koberger recommande chaudement aux acquéreurs; tout homme qui a souci de son salut doit avoir chez lui l’ouvrage du savant docteur. Cette très curieuse annonce est suivie

(1) M. Hase donne le fac-simile de ce curieux prospectus.

LA CRONICA MUNDI 13

d'un catalogue des livres mis en vente, dans lequel figurent au premier rang les volumes pieux que Koberger éditait de préférence ; d’abord la remarquable Somme d’Antoninus, puis la Panthéologie, puis, des Bibles très agréablement imprimées, les Vies des Pères, les Concordances de la Bible, des Sermons pour toute l’année, l'ouvrage, alors si renommé, de Hugo ; le Vocabularium Salomonis, la Consolation de Philosophie de Boèce et, parmi les médecins, Avicenne.

Si prospère et si florissante sous la direction d’Anthony et de Hans Koberger, la grande maison décline brusquement, après le premier quart du xvie siècle. Plusieurs causes provo- quèrent cette décadence. La Réforme porte un coup fatal aux publications ordinaires des Koberger ; les livres orthodoxes qu'ils éditaient de préférence sont battus en ‘brèche par la nouvelle théologie des Luther et des Mélanchton. Sollicités de prêter leur publicité aux écrits de hardis novateurs, les Koberger reculent devant cette dangereuse responsabilité et subissent ainsi, sans compensation aucune, la dépréciation des produits ordinaires de leur maison. Les guerres civiles qui ensanglantent toute l’Allemagne à la suite de la Réforme augmentent encore le mal. Enfin Anthony Koberger II, fils ainé du fondateur, quitte les affaires dès 1521, s’endette et finit misérablement. Hans, le second fils, semble n'avoir guère montré plus de capacité commerciale. On cite encore, vers 1540, un Melchior Koberger, éditeur d’une Bible tchèque ; mais déjà la plupart des membres de la famille ont aban- donné la librairie pour l’orfèvrerie dans laquelle plusieurs se font un nomhonorable.

Ainsi s'éteint une glorieuse maison qui, pendant un demi- siècle, avait rempli l'Europe savante de ses publications juste- ment renommées. Plus de deux cents gros in-folio avaient été édités par Anthony et Hans dans les vingt-cinq dernières * années du xve siècle. Aujourd’hui encore cette prépondérance de la puissante maison est attestée par le grand nombre de livres, sortis de cette officine, qu’on rencontre dans certaines

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bibliothèques publiques. Ainsi l’Université de Leipzig conserve 70 ouvrages édités par Koberger, tandis qu’elle n’a que 67 incunables des autres éditeurs nurembergeois réunis. La bibliothèque de Saint-Gall n’a pas moins de 60 Koberger. À partir de 1480, Anthony est devenu le plus important éditeur de l’Allemagne et son activité productrice dépasse même celle du fameux Schœæffer, le collaborateur de Guten- berg.

Nous renvoyons le lecteur, pour le catalogue complet des éditions de la maison Koberger, au livre si consciencieux de M. Hase (1) ; nous nous bornons à signaler, dans les divers genres, celles qui semblent avoir eu le plus de succès. On a attribué à Anthony l’ancien, antérieurement à 1473, la publi- cation de plusieurs ouvrages, parmi lesquels un psautier latin, les Sermons de Jacques de Voragine, les Facéties du Pogge, et un Abrégé de la philosophie platonicienne par Alcinoüs. Mais, nous l'avons dit, les débuts d’Anthony ne peuvent être datés d’une façon certaine que de l’année 1473. A partir de cette époque, soit qu’il imprime lui-même, soit qu'il ait recours aux presses du bâlois Amerbach, du lyonnais Clein ou de quelques autres, il déploie une activité qui va croissant jusqu'au commencement du xvie siècle. Les livres qu’il édite de préférence sont les ouvrages de théologie ou de dévotion mystique, les principaux monuments de la scolastique, et les traités de droit canonique et de droit civil. À peine ajoute-t-il à cet ensemble un peu sévère quelques rares classiques. Il inaugure son « règne » par la publication d’un livre très recherché alors, le De consola- tione philosophiæ de Boèce, avec les commentaires de saint Thomas d'Aquin, in-folio dont le succès fut si rapide qu’il en donna, dès 1476, une réimpression suivie de plusieurs

. autres à intervalles assez rapprochés. Duns Scot et son

(1) Pages 445-454,

LA CRONICA MUNDI 15

adversaire saint Thomas d'Aquin, Alexandre de Alès, saint Bonaventure, Vincent de Beauvais, et même le sceptique Raymond de Sebonde, Pierre Lombard et autres repré- sentent dignement le labeur de la théologie scolastique.

Mais les favoris d'Anthony semblent être Antoninus, dont il édite sans se lasser la Somme théologique et des chr oniques ;

Hugo de Prato, dont il répand les volumineux sermons au nombre de 300 in-folio à la fois; Aeneas Sylvius, dont il réimprime les Lettres avec persévérance, et Jacques de Voragine avec sa Légende des Saints si populaire pendant tout le moyen âge. Les Bibles, les Vies des Pères, quelques docteurs de l'Église, saint Ambroise, saint Jérôme, saint Augustin, les Constitutions de Clément V, les Décrétales de Boniface VIII et de Grégoire IX, des bréviaires, des missels, des choix de sermons pour les différentes époques de l’année, les Postilles de Guillermus pour les Évangiles et les Épîtres, complètent ce répertoire de théologie orthodoxe. Quant aux manuels de religion mystique, le plus fréquemment édité par ou pour les Koberger est le Hortulus animae, enrichi de nombreux bois dont certains servent d'encadrement, telle- ment goûté des âmes pieuses que la maison de Nuremberg et celle de Lyon en donnent jusqu’à deux ou trois éditions dans ja même année. Les classiques sont plus rares ; cependant, on rencontre un Virgile avec commentaires (1492); quelques traités de rhétorique de Cicéron (1497); les Satires de Juvénal avec un triple commentaire (1497); un Valère Maxime (1510); l'Histoire naturelle de Pline l'Ancien (1518) ; enfin, quelques ouvrages de jurisprudence, comme le Vocabu- larium juris utriusque (1481) ; les Pandectes de Justinien (1482), l’un et l’autre plusieurs fois réédités.

Parmi toutes les publications des Koberger, celles qui doivent nous intéresser le plus, comme étant une sorte de préparation à la grande œuvre de la Cronica Mundi, sont les plus remarquables par les dimensions et la qualité de leurs illustrations. De ce nombre sont les Postilles de Nicolas de

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16 LA CRONICA MUNDI

Lyra, Biblia latina cum postillis Nic. de Lyra (1481). La pre- mière partie contient vingt-trois bois dont quelques-uns occupent toute la page : l'Arche de Noë, les Tables de la Loi, le Temple de Salomon, le Chandelier à sept branches, et autres. Dans la seconde partie, quoique moins riche en gravures, on remarque une vue de Jérusalem et le plan du Nouveau Temple, reconstitué d’après le texte de la Bible, avec une grande recherche de précision mathématique. L'intention artistique ne se révèle pas dans ce premier essai

de lilustration nurembergeoise:; toutefois, la figure du

grand prêtre (210 m/m sur 100 m/m), richement vêtu, ne manque pas d'expression et est correctement dessinée.

Deux ans après (1483), Koberger emprunte pour sa deutsche Bibel les bois qui avaient paru, une dizaine d'années aupa- ravant, dans la Bible de Cologne ; il n’emploie que 107 de ces bois et supprime les ornements marginaux. Est-ce cet emprunt fait à la cité rhénane qui stimule le zèle de maître Antoine ? Quoi qu’il en soit, l’année suivante (1484) il orne sa Réforme des statuts et lois de Nuremberg d’un grand bois de titre représentant : au milieu d’un édicule gothique, les armes de l'empire ; des deux côtés, les deux patrons de la

ville, saint Sebald tenant d’une main le bâton pastoral, de

l'autre un modèle de l’église, et saint Laurent revêtu de ses

habits sacerdotaux, portant la palme et le gril ; à leurs pieds,

les armoiries de Nuremberg. En 1488, Koberger publie la treizième édition allemande de la Legenda Aurea, dont la première édition illustrée, aussi en allemand, avait été donnée en 1471 par Zainer d’Augsbourg. L’imprimeur nurem- bergeois orne son livre de 262 bois de 85-90 m/m de hauteur sur 182-185 de largeur ; mais ces vignettes, qui trahissent le style de l’école de Cologne, semblent n'avoir pas été exécutées dans la capitale de la Franconie.

Le premier livre vraiment original et nurembergeois, édité par Koberger, est une œuvre dont le texte est attribué au P. Stephan, du couvent des Minorites, et pour l'illustration

LA CRONICA MUNDI D7

de laquelle limprimeur s’assura le concours de Michel Wolgemut. Ce précieux volume a pour titre : Schatzbehalter oder Schrein der wahren Reichthümer des Heils und ewiger Seeligkeit, Ecrin du trésor ou châsse des vraies richesses du salut et de l’éternelle félicité ( 1491). Quatre-vingt-seize grandes gravures de page, dont cinq répétées, commentent et décorent ce résumé de l’ancien et du nouveau Testament. Au titre, la Trinité : Dieu le Père, dans une noble attitude, chevelure et barbe longues, couvert d’un ample manteau, assis sous un baldaquin; devant lui, agenouillé, le Christ en habit de pêlerin, au visage d’une expression douloureuse, les bras levés dans un geste d’étonnement à la vue de la couronne céleste que lui décerne Dieu le Père; au-dessus d'eux, le Saint-Esprit sous forme de colombe ; à terre, des instruments de la Passion. Puis se déroulent les principales scènes du vieux Testament : la Création; Adam et Eve; le Seigneur annonçant à Abraham sa nombreuse postérité ; les trois anges prédisant au patriarche la naissance d’Isaac ; le sacrifice de ce fils bien-aimé; Joseph vendu par ses frères ; Jacob demandant à Pharaon la permission de s’éta- blir en Égypte; la fille de Pharaon recueillant Moïse dans les eaux du Nil; Dieu apparaissant à Moïse dans un buisson d’épines ; le passage de la mer rouge; les plaies d'Égypte ; Coré, Dathan et Abiron engloutis; Moïse consacrant Aaron comme grand prêtre et ses fils comme prêtres ; Josué com- battant les ennemis ; Jephté vainqueur reçu par sa fille aux portes de la ville; le sacrifice de Séïla; les exploits de Samson; Daniel prophétisant la gloire du Christ; Isaïe lapidé par Manassé; les rois idolâtres persécutant les servi- teurs de Jéhovah ; Évilmérodach délivrant Joachim de sa prison et lui rendant sa couronne ; le massacre des Inno- cents. À ces compositions tirées de la Bible s’entremêlent des épisodes de l’histoire du Christ : Dieu le Père envoyant son fils sur la terre; l’Annonciation ; Hérode interrogeant un prêtre sur le lieu de la naissance du futur roi des Juifs ;

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la fuite en Égypte ; la présentation au temple; les miracles du Christ; Jésus et la Samaritaine; la tentation; la Cène et la trahison de Judas; les diverses phases de la Passion, et la glorification du Christ. A la fin de l’ouvrage, un certain nombre de bois offrant, dans une antithèse suivie, les joies des souverains juifs en regard des souffrances du Christ : ainsi, Salomon entrant à Jérusalem avec l'appareil de la victoire, et Jésus sortant de la ville, courbé sous la croix : la belle Abisag réchauffant la vieillesse de David, et le Christ nu, grelottant sur le Calvaire ; Salomon se livrant aux plai- sirs de la table avec ses femmes et ses amis, et le Christ, sur la croix, souffrant de la soif. Enfin, quelques composi- tions allégoriques.

Ces compositions, dont la valeur se soutient avec une égalité qui accuse la conception et la main d’un seul et même dessinateur, sont d’une exécution fort inégale prove- nant des diversités de la taille sur bois. Toutes sont de Wolgemut, qui en a signé quelques-unes seulement, et encore de marques qui laissent place à plus d’un doute. La planche 19 offre un grand W très historié qu’on aperçoit sur la bannière d’un porte-drapeau à cheval derrière Jephté; au folio 27, sur le drapeau que tient un des adorateurs de l'idole, une lettre qui, vue d’un côté, semble un M, et de l'autre, un W; au feuillet 48, des W sur le haut des deux mâts du bateau ballotté par la tempête ; au feuillet 58, qui représente la révolte des Juifs, sur la banderole qui sur- monte une des tentes, un W tronqué par le graveur ; au feuillet 73 (Ecce homo), un W sur un drapeau; au feuillet 80 (entrée de Salomon à Jérusalem), un W inscrit sur un petit drapeau, entre deux autres drapeaux qui portent, l’un la première, l’autre la dernière lettre de l'alphabet.

Ce W plusieurs fois répété est-il réellement la signature de Michel Wolgemut? On doit le croire, sans hasarder une affirmation téméraire. Quoi qu'il en soit, toutes ces compo- sitions, si on les rapproche des œuvres incontestées du

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4

maître de Durer, ne peuvent être attribuées à une autre main que la sienne. Les figures se recommandent par une puissante expression d’ampleur et de gravité, leur simplicité grandiose accuse un idéal supérieur peut-être à celui des autres représentants de l’école nurembergeoise; les drape- ries, trop prodiguées et un peu lourdes d'aspect, sont dis- posées avec une certaine noblesse qui rehausse la dignité des personnages.

IT

Le succès du Schatzbehalter détermina sans doute l’entre- prise d’une publication de plus haute importance qui devait devenir célèbre sous le nom de Cronica Mundi. Deux patri- ciens de Nuremberg, Sebald Schreyer et Sébastien Kammer- meister, conclurent, le 29 décembre de cette année 1491, avec Michel Wolgemut et son beau-fils Guillaume Pleydenwurff, un traité relatif à l'illustration d’un volumineux ouvrage, qui ne devait être rien moins que l’histoire du monde depuis la créa- tion jusqu’à la fin du xve siècle. La rédaction de cet immense travail fut confiée à un homme que ses études approfondies et son goût pour les choses de l’art semblaient désigner pour un si rude labeur. Hartmann Schedel occupait alors une des premières places dans ce cénacle d’humanistés qui siégeait au sein de la vieille cité impériale. Nous empruntons à M. Thausing (1) les quelques pages qu’il consacre au savant docteur : « à Nuremberg (1440) et mort également à Nuremberg (1514), après avoir enseigné les arts libéraux à Leipzig, il s'était rendu à Padoue en 1463 pour y apprendre la médecine. Il y séjourna précisément à l’époque Andrea Mantegna, encouragé par ses savants amis de l’université, développait ce système dans lequel il combinait les principes

(1) Albert Durer, sa vieet ses œuvres, traduction de M. Gustave Gruyÿer, pp. 147-149.

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de l'antiquité avec le réalisme, système qui lui valut de grands triomphes jusqu’à ce qu’ il fut appelé à la cour des Gonzague (décembre 1466). Schedel rapporte qu'à Padoue il assista en 1465 à la dissection solennelle d’un cadavre humain, et que le 17 avril 1466 il fut reçu licencié et docteur in utraque medicina. En même temps, il apportait le plus grand zèle à l'étude de l'antiquité. Ayant eu sous la main un fragment du journal de voyage écrit en grec par l’érudit anti- quaire Cyriaque d’Ancône, il y copia des notes, des inscrip- tions et des dessins. Bientôt, il composa un vaste recueil, dans lequel il consigna les curiosités de l'Italie, celles de Rome et de Padoue en particulier, se gardant bien de négliger les inscriptions, « afin que la postérité conservât des monuments qui pussent réjouir son esprit et l’exciter à une plus grande perfection. » Tout en pratiquant la médecine à Nordlingen, à Amberg et à Nuremberg, il poursuivit ce genre d’études et travailla à un recueil analogue pour les antiquités et les inscriptions de l’Allemagne. En 1512 Wilibald Pirck- heimer lui apporta de Trèves, outre des documents et des copies, une reproduction du monument romain d’Igel.

« Schedel s’est essayé comme dessinateur, mais ses essais, parvenus jusqu’à nous dans ses manuscrits, le montrent d’une très médiocre habileté. On y sent la main d’un amateur inexpérimenté qui, durant sa jeunesse, s’est pénétré de quelque morceau préféré, mais qui se trouve désorienté en face d’autres sujets. Schedel dessine à la plume, avec une dureté rappelant la gravure en bois, des figures drapées dans lesquelles, sans les noms écrits à côté, on ne reconnaîtrait rien moins que des figures mythologiques. Ces dessins répondent aussi peu aux idées de Schedel sur l'antiquité que les figures nues tracées par lui à la somme de ses connaissances anato- miques. Il y a une grande distance entre l’idée telle qu’elle existe dans l'esprit et la représentation figurée de l’idée. C’est seulement à la longue que l’art franchit cette distance, et la plume d’un savant ne pouvait guère fixer par des traits précis

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la pensée dans son essor. La façon dont Schedel appréciait l’art antique doit avoir été, malgré toute sa simplicité, incom- parablement supérieure aux dessins de ce savant. Il avait regardé de ses propres yeux et avec un vif intérêt les statues antiques qui, à Padoue et dans les environs, se trouvaient alors plus nombreuses qu'aujourd'hui. Il connaissait certai- nement aussi la collection des moulages en plâtre qu’Andrea Squarcione avait disposée dans son atelier. L'usage qu’en fit le grand Mantegna, fils adoptif de Squarcione, était de nature à ouvrir tous les yeux. Or, Hartmann Schedel en fut témoin. Il rapporta lui-même dans sa patrie un moulage d’après l’an- tique. Une foule de copies exécutées par des artistes et une quantité de gravures italiennes figuraient à côté de ses pré- cieux livres, manuscrits et imprimés, qui, plus tard, devinrent la propriété d'Albert V, duc de Bavière. »

Tel était le laborieux collaborateur des deux peintres au talent desquels Sebald Schreyer et Sébastien Kammermeister faisaient un appel généreux. fe

Les deux patriciens s’engageaient à fournir la somme nécessaire à l'exécution de plus de deux mille bois. Le travail commun de Wolgemut et de Pleydenwurff ne leur coûta pas moins de deux années ; leur tâche ne fut achevée que le 12 juillet 1493. Écrite d'abord en latin, la Chronique fut traduite en allemand, avec quelques modifications, par Georges Alt, secrétaire de la Chambre des Impôts, et Antoine Koberger édita l'ouvrage dans les deux langues à la fois. Ce massif in-folio s'ouvre par le titre suivant, en grandes et belles lettres gothiques : Registrum huius operis libri croni- carum cüû figuris et ymaginibus ab inicio müdi. Viennent ensuite 19 feuillets préliminaires pour la table des matières par ordre alphabétique : Tabula operis huius de temporibus mundi, ut historiarum rerûque ceterarü ac urbiü in se sparsim varieque scriptarum exoptäti singula facilia inventu sint iuxta seriem Alphabeti nomïa rerum sût ordinata. E directoque cuius rei nominis numerus apparens chartam foliorum indicat. Puis

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299 feuillets pour le texte et les gravures de la Chronique, répartie en six âges que nous examinerons successivement (1).

PREMIER AGE

Deux opinions ont cours sur la création du monde et l’ori- gine de l’homme : les uns pensent que le monde est inné et incorruptible et que le genre humain a existé de toute éter- nité ; les autres soutiennent que le monde est créé et corrup- tible et que les hommes ont reçu la naissance à une époque déterminée.

Laissant de côté les erreurs de l’antiquité profane, l’auteur suivra le récit de Moïse : Nam Moyses propheta ac historicorum pater deo plenus : ac celesti dictante spiritu totius magistro veri- tatis excepit hec oïa. Il est superflu de se demander si Dieu a fait une œuvre si grande et si merveilleuse : omnia fecit ex nihilo. Et au verso suivant, dans un bois qui occupe toute la page, Dieu le Père portant la couronne impériale, d'où s’'échappent de longues boucles, tenant en main le globe du monde, trône, assis en une large stalle richement sculptée ; il est vêtu d’une robe flottante et d’un manteau à larges plis ; deux doigts de la main droite s’étendent en un geste créateur. Tout autour de la figure divine, un cercle de nuages, dans lequel s’envolent des banderoles avec une légende de la Genèse. En haut un fouillis de branchages se jouent des enfants nus. Au bas, deux figures de sauvages tenant des écus vides.

L'œuvre de la création commence : Dieu sépare la lumière des ténèbres, évoque du néant le firmament, les eaux et la terre, les animaux vivants et enfin, le sixième jour, fait naître l’homme. Chacune des phases de la création est magni- fiquement commentée par une grande image circulaire, au-

() Nous prenons, comme base de notre étude, l'édition latine avec les figures coloriées.

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dessus de laquelle (dans le coin à gauche) apparaît la main créatrice sortant d'un bout de manche. Le premier homme, grêle et maigre, à l’air souffreteux, émerge d’une espèce de fruit (une pomme ?) ses jambes restent encore emprison- nées. Dieu lui tend une main comme pour aider à son éclo- sion. Dans un paysage accidenté qu'animent quelques arbres, des animaux, un cerf, une biche et un ours. Le repos et la sancCtification du septième jour terminent ce rapide récit de la création.

Un chapitre sur les planètes et sur la « distinction des hiérarchies célestes » fait face à un grand bois rectangulaire, dont les angles montrent les têtes joufflues des quatre vents, jaillissant des flots de la mer. Dans la partie supérieure d’une grande sphère trône Dieu le Père, entouré des légions de séraphins, de chérubins, d’anges et d’archanges ; au-dessous, quatorze cercles concentriques dont le centre, selon les notions cosmographiques de l’époque, est occupé par la terre; les autres sphères, celles de l’eau, de l’air, du feu et des pla- nètes, se succèdent en s’élargissant proportionnellement jus- qu'au grand cercle Primum Mobile, qui englobe tous les autres.

Dieu le Père, ayant la même attitude etle même geste que dans le bois de la Création d'Adam, fait sortir Eve de la côte du premier homme, dont les longs pieds ont quelque chose de simiesque ; quant à Eve, l'expression de son visage est empreinte d’une sorte de gravité recueillie qui n’est point sans charme. La faute irréparable va se commettre : le ser- pent couronné s’enroule autour de l'arbre fatal, mordant une pomme ; Adam et Eve tiennent chacun dans leur main le fruit défendu, et la science du bien et du mal leur est révélée ; ils voilent déjà leur nudité. L’expiation commence : dans la partie gauche du même bloc, l’ange, armé du glaive, chassant les coupables du Paradis terrestre, dont Hartmann Schedel donne une description géographique : l’'Eden est arrosé par quatre fleuves, le Gange, qu’on appelle aussi le Phison,

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le Gion ou Nil, « qui est regardé comme le plus grand fleuve de tout l'univers, » le Tigre et l'Euphrate. Passant de ces fleuves à la mer, l’auteur énumère les divers noms qu'elle prend selon les côtes qu’elle baigne ; il raconte que des matelots indiens, au temps des Césars allemands, furent poussés sur les côtes de la Germanie : « il est certain qu’ils venaient des plages de l'Orient, ce qui n'avait pu arriver si comme le croient la plupart, la mer septentrionale était non navigable et gelée. » On voit que l’idée d’une mer libre vers le pôle nord remonte à une assez haute antiquité.

Après un rapide résumé de l'opinion des saints docteurs sur le Paradis terrestre, nous assistons aux premières épreuves de nos premiers parents. Dans un paysage rocheux que traverse une eau serpentante, Adam couvert d’une peau de mouton, armé d’une pioche en bois, attaque le sol ; près de lui, Eve assise à terre allaite un de ses fils, tandis que l’autre joue à ses côtés. D’amples draperies couvrent les genoux en laissant une jambe et un pied nus. Eve est toute semblable aux Vierges mères de l'Ecole nurembergeoise d’alors, Caïn et Abel remplaçant l'Enfant Jésus et le petit saint Jean; la profusion des draperies, se répandant en plis cassés, est un signe caractéristique de la manière de Wolgemut, et on les retrouvera dans les premiers essais de son glorieux élève Durer. Abel tombe sous les coups de Caïn, et c’est à lui que remonte la lointaine origine de l’église : « Iste Abel primus marlyr ecclesiam inchoavit.» Alors commence, pour se con- tinuer pendant de longues pages, la série des premiers ancêtres de la race humaine, reliés entre eux par des bran- chages généalogiques. Une colonne spéciale, toujours teintée en vert dans l'édition coloriée, est réservée, sous le nom de linea Christi, aux ascendants du Sauveur dont le premier est naturellement Adam, suivi de Seth, d'Enoch, de Mathusalem, de Lamech et autres, et au temps de Lamech « il y avait sur terre des géants, des hommes fameux d’une puissance incroyable, sachant la guerre. »

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Adam et Ëve.

SECOND AGE

Le second âge du monde commence avec le déluge, dans la six centième année dela vie du patriarche Noé, 1656 ans ou, selon un calcul approuvé par Bède le Vénérable et Isidore de Séville, 2242 ans après la création du monde. L’arche, en prévi- sion de l’inondation universelle, a été construite par les soins de Noé. Elle se dresse sur une longue quille, divisée en com- partiments dont la distinction est scrupuleusement indiquée :

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Apotheca herbarum, Apotheca specierum, sans oublier les Stercoraria : l'étage le plus élevé est réservé à l'habitation des hommes et des animaux apprivoisés. D’abord et autour de l'arche, quelques figures d'hommes et de femmes occupés aux derniers préparatifs. On voit déja, par une naïve antici- pation, au-dessus de l’arche, la colombe portant dans son bec le rameau d’olivier. Au-dessous de l'arche, tout au premier plan, sous les ordres de Noé, les ouvriers, armés de haches, travaillent le bois : ces personnages, vêtus à la mode de la fin du xve siècle, sont vivement dessinés, d’un assez beau caractère. L’arc-en-ciel, signe du traité entre Dieu et les hommes, « quoiqu’on lui donne généralement six ou quatre couleurs, n’a ici que deux couleurs principales représentant les deux jugements : la couleur aqueuse indique le jugement passé qui n’est plus à craindre ; la couleur ignée annonce la certitude du futur jugement par le feu ». Les fils de Noé peu- plent le monde; la diversité des langues commence. Des monstres de toute espèce naissent sur la surface du globe et, ramassant en sa science indigeste toutes les fables de l’anti- quité greco-latine, Schedel se complaît à décrire ces êtres difformes, dont Wolgemut et Pleydenwurff répandent les portraits fidèles sur les deux côtés de la page. Ici ce sont des hommes n'ayant qu’un large pied, si agiles qu'ils suivent à la course les bêtes sauvages; là, d’autres ont de sigrandes oreilles qu'elles couvrent le corps tout entier; ailleurs des femmes ont une tête plate sans cheveux, mais par compensation une barbe descendant jusqu’à la poitrine; les satyres et les cen- aures, qui sont appelés hippopèdes, ne sont pas oubliés. Et que d'êtres plus monstrueux encore ! hommes à six bras ou à cou de girafe, ou sans tête, les traits du visage étant figurés sur la poitrine, ou avec une bouche dont la lèvre inférieure tombe jusqu’au ventre. Après ces hideuses fictions, recueillies au hasard dans les auteurs anciens, s'étend, sur deux pages, une large mappemonde, entourée de têtes joufflues repré- sentant les vents. Tiois coins sont occupés par les figures

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28 LA CRONICA MUNDI

de Japhet, de Sem et de Cham, signes des diverses popu- lations du globe. Les trois parties du monde, connues à cette époque, sont dessinées avec une fantaisie qui dénote çà et une ignorance étonnante, même si on tient compte de l'insuffisance des notions géographiques du xve siècle. L'Eu- rope elle-même est figurée d’une façon presque enfantine. L'Afrique, au lieu de la forme triangulaire que les modernes lui donnent avec raison, s’étale en une forme cintrée des plus capricicuses ; toutefois, les sources du Nil dans la région équatoriale sont notées avec une exactitude relative qu’on chercheraït en vain dans nos atlas modernes, avant l’ère des récentes découvertes. L’Asie n’est pas mieux traitée ; la presqu’ile indienne, au lieu de se terminer par la pointe du cap Comorin, présente à l'œil une ligne presque horizontale, Taprobane (Ceylan) étant de proportions démesurées. En somme, les auteurs de cette étrange mappemonde se mon- trent très inférieurs comme géographes à beaucoup de leurs contemporains ; de nombreuses éditions de Ptolémée publiées vers le même temps, entre autres celle d’'Ulm (1486), dédiée par Nicolas Donis au pape Paul II, donnent de l’ancien monde une image bien plus voisine de la réalité.

Les arbres généalogiques reparaissent : Sem, Cham et Japhet et leurs femmes répandent leur abondante postérité à travers le monde terrestre. L'ivresse et le sommeil de Noé sont retracés dans une naïve image : Sem recouvre pieuse- ment la nudité de son père, pendant que Japhet cache ses yeux de ses mains et que Cham, dans une attitude excentrique et railleuse, semble triompher de la faiblesse paternelle.

La vue de Jérusalem est la première que l’on rencontre dans cet in-folio si riche en plans de cités illustres. Elle vient à sa date si, comme Schedel le croit d’après le témoi- gnage de Josèphe, elle fut fondée par Canaan; mais, par un anachronisme familier aux auteurs du temps, le temple de Salomon se détache déjà entre les hautes tours de la ville. Au verso, se dresse la tour de Babel, élevée jusqu’au qua-

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trième étage ; les travaux se poursuivent : une grue soulève une pierre serrée par des pinces gigantesques.

Les premiers empires se fondent et l’histoire profane se mêle à l’histoire sacrée. En même temps que les royaumes de Babylone et de Ninive, naissent ceux des Amazones, des Égyptiens et des Sicyoniens. Puis, sans transition aucune, un assez intéressant chapitre de insulis in generali défilent l'Irlande, les Orcades, Taprobane, Chypre et la Crète avec ses cent villes; les Cyclades groupées autour de Délos, et parmi lesquelles l’auteur classe Rhodes qui est dite prima Cycladum ; la Sicile et ses Cyclopes; les îles Eoliennes ; la Sardaigne, colonisée par Sardus, fils d'Hercule, venu de la Libye ; les Baléares et leurs frondeurs.

Sodome et Gomorrhe sont condamnées ; l’ange du Seigneur a fait sortir des portes maudites Loth, sa femme et leurs filles ; on voit déjà la femme désobéissante punie de sa curiosité téméraire et se changeant en statue de sel.

TROISIÈME AGE

Le troisième âge s'étend la naissance d'Abraham au règne de David, durant une période de 940 années. Le vieux Melchisédec offre le pain et le vin à Abraham, auprès duquel se tiennent des guerriers couverts d’armures com- _plètes de la fin du xve siècle, dessinées avec une curieuse exactitude et d’un bon style. Et alors se pressent en un pêle-mêle étrange, sans respect de la chronologie la plus élémentaire et de la distinction des lieux, les événements confondus des histoires anciennes, les généalogies sacrées et profanes, les vues de villes : le sacrifice d’'Isaac et en face Trèves, capitale de la Gaule Belgique, fondée en 1497; Damas avec ses tours romanes ; Babylone avec ses jardins suspendus et ses murs « longs de soixante-quatre mille pas, épais de cinquante coudées et hauts de quatre fois autant»; les dieux de la mythologie grecque, la lignée des rois assyriens, Rhodes avec son colosse de soixante-dix coudées ; Joseph

30 LA CRONICA MUNDI

expliquant le songe de Pharaon, pendant que la femme de Putiphar, dont on aperçoit la chambre (un intérieur nurem- bergeois de la fin du xve siècle), tire le manteau du jeune devin, bizarre mélange de deux épisodes bien distincts ; Athènes sous l'aspect d’une petite ville souabe, avec une église toute catholique et une maisonnette très semblable au weierhaus (1) que Durer a placé dans les fonds de sa Vierge au Singe; Lacédémone qui, en sa qualité de cité guerrière, est ornée d’une redoutable enceinte, évidemment empruntée à quelque place-forte allemande ; Moïse gardant les brebis de Jéthro, son beau-père, sur le mont Sinaï, et voyant tout à coup Dieu apparaissant dans le buisson de feu, véritable image d’'Épinal, comme tant d’autres de ces bois: la sortie d'Égypte et les troupes de Pharaon noyées dans une mer de rouge carmin, d’où émergent quelques têtes d'hommes et de chevaux, le groupe serré des Égyptiens étant d’une très vive exécution, le Pharaon armé de pied en cap et sa monture se recommandant par un dessin fin et spirituel ; Moïse recevant des mains de Dieu les Tables de la Loi, pendant que le peuple des fidèles repose sous des tentes ; l'adoration du veau d’or (ou plutôt d’un petit Dieu mal dessiné) juché sur le chapiteau d’une haute colonne ; deux représentations de l'arche sainte, l’une selon Rabi Salomon, l’autre selon les docteurs catholiques ; la table supportant les douze pains azymes ; deux figures encore du candélabre aux sept branches, selon Rabi Moïse et selon les docteurs catholiques, et divers objets du culte israélite : le grand prêtre en costume sacerdotal : puis Corinthe, Tibériade, d’un aspect germanique, Saturne, Picus, Fau- nus et les Sibylles anciennes ; les fondateurs de Troie, Tros, Laomédon et Anchise, et au-dessous d'eux, un plan très pittoresque de Troie, avec l’imposante citadelle (Per-

() On appelait ainsi de petites maisons ressemblant aux chalets suisses, situées au milieu des eaux et offrant par une position avantageuse en temps de guerre; on y plaçait les avant-postes.

Circé et Ulysse.

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game) se détachant sur la hauteur, un long entassement de maisons drues et serrées, et, suite naturelle, les héros de la guerre de Troie : Agamemnon, Ménélas, Hélène en reine du xve siècle, Pâris bizarrement accoutré, Hector (Achille est oublié) et son fils Francus ; « a quo francorum nomen tractum est », tradition acceptée par tout le Moyen-Age et consacrée par la Franciade de Ronsard ; la série des pontifes el des juges d'Israël; Pâris, dont Schedel raconte l’histoire en ces termes: sorti de Troie avec Énée et Francus, Pâris s'établit sur les bords de la Seine et donne son nom aux Parisii ; bientôt, la ville devient très importante ; Charle- magne, couronné empereur, y fonde un gymnase universel ; l’évêque Denys l’Aréopagite et les diacres Rusticus et Éleuthère y prêchent le saint Évangile et reçoivent la cou- ronne du martyre; on voit flotier sur les vertes eaux du fleuve le vaisseau qui sert encore d’emblême à la ville. Puis, chacune accompagnée d’une notice descriptive la fan- taisie et la vérité s'associent en une étrange alliance, Mayence, fondée, comme tant d'autres, par un troyen Maguncius ; Carthage, Circé et une autre magicienne, celle-ci en costume d’Isabeau de Bavière, celle-là avec une riche coiffe bourguignonne, changeant en bêtes les compagnons d'Ulysse qui, de l'extrémité de son bateau, défie les charmes de l’enchanteresse : une des plus fines et des plus gra- cieuses gravures de la Cronica ; Naples, Venise assez exacte- ment représentée, dans certaines parties du moins, avec le quai des Esclavons, le Palais des doges, la Piazzetta et sa colonne de Saint-Georges, le Campanile et le reste ; Padoue et le dôme de Saint-Antoine: Pise, et tout à coup Anglie Provincia.

QUATRIÈME AGE

Cette période, comprenant 484 ou 485 années, commencé avec le règne de David et finit avec la prise de Babylone par Cyrus. Elle s’ouvre par une belle page qui réunit les por-

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traits en pied de David jouant de la harpe et de Salomon, six petits bustes des fils de David et, en demi-figure, une très élé- .gante reine de Saba, encore coiffée à l’Isabeau de Bavière, couverte d’un voile transparent aux longs plis flottants, tenant en main un vidrecome gothique d’où s'échappe la fumée de l’encens. Le traditionnel jugement de Salomon est interprété assez médiocrement. Le temple se dresse sur le mont Moria; à côté, une haute tour l’on monte par un énorme escalier droit ; Pérouse et Jéricho, Aquilée et Trévise se succèdent ; entre temps Elie est enlevé sur un char de feu, pendant que son disciple Elisée le retient par les plis d’un lourd manteau qui doit gêner son vol vers les régions célestes. Et dans le pêle-mêle ordinaire, les personnages de la Bible et de l'antiquité païenne bizarrement confondus : Lycurgue à côté d'Isaïe, les sept sages de la Grèce, la longue nomenclature des souverains de Juda et d'Israël ; la poétesse Sapho avec Ezéchiel et Daniel : la suite des rois Assyriens et des rois Romains. Toujours des vues de villes : Rome éten- dant sur deux pages ses sept collines et leurs glorieux monuments ; Gênes, Marseille, Bologne et les eaux vertes du Reno, Byzance. Nabuchodonosor envahit la Judée; à gauche, Sédécias et les juifs chargés de liens, à droite, le roi Assyrien et ses hommes d'armes: chevaliers et montures forment un ensemble d’un mouvement très juste et, chose rare à cette époque l’on dessinait si médiocrement le cheval, l'allure des chevaux est prise sur le vif et bien observée ; la flamme commence à dévorer le temple de Salomon, au centre de la grande Jérusalem étalée sur les deux pages de l’in-folio ; quelques tours s’écroulent déjà.

CINQUIÈME AGE

Cet âge s'étend de la captivité des Juifs jusqu’à la naissance du Christ, embrassant une période de 590 ans. Babylone est détruite à son tour, et ses édifices tombent tout d’une pièce en

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s’entrechoquant comme les morceaux d’un jouet enfantin de Nuremberg. Le temple de Jérusalem se rebâtit ; les princi- paux détails de la reconstruction sont indiqués : périmètre de l'édifice, plans des parties et de leurs ornements, sanc- tuaire ; hauteurs des divers étages, ensemble de l’intérieur ; les dimensions sont spécifiées avec un soin minutieux. Et le défilé recommence : les rois perses, les philosophes grecs, le rieur Démocrite et le larmoyant Héraclite, Zeuxis et Parrhasius, Toulouse et Milan, les orateurs et les historiens ; Pavie, les souverains de Macédoine et de Syrie ; les héros de

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L’Annonciation,

l’ancienne Rome : les Décius, les Fabricius, les Papirius ; les soixante-dix traducteurs de la Bible au-dessus desquels plane

36 LA CRONICA MUNDI

le Saint-Esprit; Alexandrie et les Ptolémées : Sienne ; un étrange Annibal ; quelques prodiges ; le colosse de Rhodes englouti par un tremblement de terre; du sang qui s'échappe du sol et du lait qui tombe du ciel en forme de pluie; une peste qui sévit dans Rome pendant deux ans et que les livres sibyllins déclarent un effet de la colère céleste, sou- venir évident des Décades de Tite-Live si fertiles en miracles; la liste des consuls romains ; Mantoue ; le moyen âge de la littérature latine avec Névius, Ennius, Plaute, Térence ; une grandiose et fantaisiste vue de Florence; Lyon; Cologne avec ses nombreuses églises, sa ligne de forteresses au bas de laquelle se tordent les eaux verdâtres du Rhin, soulevant un lourd bateau armé de tous ses agrès; Augsbourg ; trois soleils qui apparaissent à l’Orient le lendemain de la mort de César et se fondent peu en peu ne un soleil unique, allusion au triumvirat aboutissant à l’autocratie d’Auguste et, au- dessous, quelques gros livres dont un ouvert reposant sur un lit de flammes, naïve image du premier incendie de la biblio- thèque d'Alexandrie ; la Sibylle tiburtine montrant dans le ciel à Auguste la Vierge Marie qui tient l'Enfant Jésus ; les historiens et les géographes, Tite-Live, Valère-Maxime, Strabon ; toute la famille du Christ et quelques scènes de la vie de la Vierge dont une charmante Annonciation ; enfin le festin d’Hérodiade figure la tête de saint Jean-Baptiste sur un plat.

SIXIÈME AGE

Cette période s'ouvre par la naissance du Christ. Avec cette imperturbable sérénité qu’il montre toujours en matière de chronologie, Schedel détermine ainsi la date du commen- cement de cette époque: « la troisième année de la 193 olympiade ; 759 après la fondation de Rome: 545 après la captivité de Babylone ; 1029 après le règne de David ; 2015 après la naissance d'Abraham ; 2957 après le déluge ; enfin 5199 ans après Adam. » Cet âge voit le triomphe des nations

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chrétiennes et la gloire du souverain pontificat; il durera jusqu'aux temps de l’Antéchrist, jusqu'au moment il s’achèvera par la mort et la décrépitude de toute chose. De toutes les périodes que l’auteur a découpées dans l’histoire universelle, celle-ci est la plus considérable par la durée et par l'intérêt plus récent des évènements qui la remplissent. Aussi Schedel lui accorde-t-il dans la Chronique une place plus importante que celle qu’il a réservée aux cinq autres âges réunis.

L'ordre ou plutôt le désordre reste le même: les plans de villes, les portraits (?), les scènes de l’histoire sacrée et de l'histoire profane continuent à s’entre-choquer avec la même confusion. Toutefois Schedel fait peut-être montre d’un peu plus de critique des faits et d'appréciation philosophique : soutenu sans doute par une certitude croissante des sources auxquelles il puise, il semble vouloir être moins chroniqueur et plus historien.

Les vues des grandes cités allemandes se succèdent ; après Ratisbonne et Vienne s'étale, occupant les deux pages qui se font face, l’'importante et fière Nuremberg. Schedel exalte les mérites de la puissante cité ; il insiste avec une complai- sance toute naturelle sur la magnificence de ses édifices et surtout de ses églises, sur la solidité de ses fortifications, sur les arts nombreux qui y sont cultivés avec succès. Les Nurembergeois forment une race à part en Germanie: nec Bavari nec Francones videri volunt, sed tercium quoddam separalum genus.

Un grand bois de page nous montre dans le haut, au centre, le Christ bénissant ; autour et au-dessous de lui, les douze apôtres rangés sur un banc circulaire ; dans les quatre angles les emblêmes des quatre Evangélistes ; au-des- sus du Christ, dans un cartellino : data est mihi potestas in celo et in terra : Salvator. Sur les auréoles dorées qui entourent les têtes des saints personnages, le nom de chacun; des banderoles portant des versets de l'écriture se déroulent à tra-

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vers toute la composition. Cette grande planche sert pour ainsi dire de frontispice aux scènes de la vie de la Vierge et au long martyrologe des disciples du Christ: le supplice infligé à chacun d’eux est l’objet d’un bois spécial. Ainsi apparaissent tour à tour : saint Etienne lapidé, Saint Jacques majeur qui va être décapité par ordre d'Hérode Agrippa, saint Jacques mineur, refusant de renier le Christ, précipité par les Phari- siens du haut du temple ; saint Pierre crucifié, la tête en bas ; saint Paul décapité, (et à la page suivante un tout grêle Sénêque s’ouvrant les veines dans un baquet en guise de baignoire); saint Philippe mis en croix; saint Barthélemy étendu sur une planche et écorché vif; saint André sur sa croix ; saint Thomas échappé à la fournaise ardente, percé de lances; saint Mathieu qui, après avoir évangélisé la race éthiopienne, l'avait rendue ablutam fonte baptismatum de fusca formosam, traîtreusement percé d’un glaive par derrière ; Judas Thaddée et Simon attachés à une colonne qui se brise et décapités; l’apôtre Mathias frappé de la hache ; Madeleine enlevée au ciel par les anges; saint Jean l’'évangéliste, plongé par l'ordre de Domitien dans un ton- neau d'huile bouillante, d’où il sort sain et sauf pour se retirer à Pathmos.

Cette longue odyssée à travers les persécutions des premiers chrétiens fait place par intervalles aux souvenirs du monde païen : les portraits des empereurs et des écrivains de la décadence se suivent en même temps que ceux des souverains pontifes. Schedel n'oublie pas les doctes assem- blées furent fixés les dogmes du christianisme naissant et les commentateurs graphiques ont adopté, pour les repré- senter aux yeux des lecteurs, un mode uniforme qu'ils appliquent à tous les Conciles : les pères vus en buste sont groupés en un faisceau serré au-dessus duquel plane le Saint-Esprit qui doit éclairer leurs pieuses délibérations.

Schedel réserve une place convenable aux pères de l'Église - saint Ambroise, saint Augustin, saint Jérôme, saint Jean-

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Chrysostôme et les autres sont présentés tour à tour dans l'attitude de la méditation ou du travail, le livre saint ouvert devant eux. Les derniers poëtes latins de la décadence, chrétiens ou païens, ne sont pas oubliés ; parmi eux Claudien et Prudence. Puis viennent les conquérants barbares, Rada- gaise, Alaric, Genséric, et, bardé de fer, tenant d’une main un glaive et de l’autre un fléau, Attila, dont l’auteur trace un portrait expressif : « petit de taille, longue poitrine, grosse tête, petits yeux, barbe rare (quoique la gravure lui donne une barbe très touffue), nez camus, teint bronzé, tout son aspect trahissant son origine. »

Et de nouveau les larges vues de villes : Constantinople avec les flots verts du Bosphore; Bude émergeant du Danube , avec son château aux épaisses murailles (muri crassissimi) ; Strasbourg lançant son orgueilleuse flèche dans les airs ; sa fondation remonte aux temps d'Abraham ; les Romains y ayant établi un comptoir pour le payement des tributs, c’est de que lui est venu son nom d’Argentina. De temps en temps, comme chez les historiens de l'antiquité, Tite-Live surtout, des prodiges extraordinaires, naïvement représentés par les illustrateurs : une pluie de grosses pierres ; dans la sixième année du règne de l’empereur Maurice, une inondation qui fit craindre un renouvellement du déluge ; l’eau de l’Adige s’éleva jusqu'aux plus hautes fenêtres de la Basilique de Zénon martyr ; le Tibre déborda et sortant de son lit, un dragon d’une monstrueuse grandeur traversa toute la ville et descendit jusqu’à la mer ; ici naît un enfant à quatre pieds et à quatre mains ; un monstre humain à deux têtes. Mahomet, assis, tenant en main le Coran, recoit la visite des premiers sectateurs de la nouvelle religion : « il s'inspire surtout des nestoriens, et, prenant ça et des fragments de la loi de Moïse et de l'Évangile, il les réunit en un seul corps de doctrine. Afin de séduire plus fortement le peuple, il permet à chaque homme d’avoir autant d’épouses et de concubines que sa fortune en pourra

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entretenir ; il promet à ses fidèles un paradis qui est un vrai jardin de délices ils trouveront les mets qu’ils pré- fèrent, les plus riches étoffes et virgines ad amplexum. » On ne s’étonnera pas que Schedel fasse un assez chaleureux éloge de Charlemagne, fondateur du saint Empire Romain Germanique. Il le félicite d’avoir pendant quarante-sept ans fait de grandes guerres avec un incroyable bonheur et une rare grandeur d'âme. Son aspect extérieur répondait aux hautes qualités de son esprit : « il avait une taille élevée, la poitrine et les épaules larges, les yeux grands et vifs, le nez un peu fort, la barbe longue, un rare éclat dans la voix, une très grande dignité dans sa démarche et dans tous ses mouvements. » Malheureusement les illustrateurs ne se sont pas assez inspirés du texte de leur auteur et ils nous montrent un Charlemagne gauche et courtaud auquel ils donnent les traits d’un frère puiné d’Attila qui n’a vrai- ment rien de la majesté impériale.

Le bon Schedel semble accepter, en même temps que bien d’autres traditions aussi suspectes, la légende de la papesse Jeanne. Il raconte, sans scrupule, que la future papesse, déguisée en jeune étudiant, apprit les belles-lettres à Athènes, le droit sacré à Rome, et conquit bientôt une si grande ré- putation de science uf omnium consensu pontifex erearetur. Puis se rendant à la basilique de Latran, elle fut prise des douleurs de l’enfantement entre le Colisée et l’église de Saint-Clément et mourut en cet endroit même, après deux ans un mois et quatre jours de pontificat. Schedel ajoute et on a souvent répété après lui que certains pontifes évitaient à dessein cette route pour serendre à Saint-Jean-de-Latranet qu'à partir de cette époque les papes, au moment de leur élec- tion, durent s'asseoir sur une chaise de forme spéciale, ejusdem erroris vitandi causa. Wolgemut illustre cette fable en nous offrant l’image d’une femme en buste, revêtue des habits pontificaux, tenant un enfant dans ses bras. On sait que l’histoire a fait bonne justice de cette bizarre invention.

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Nous arrivons à la grande planche dite des électeurs de la Cour Impériale; il ne s’agit pas du système définitif régle- menté longtemps plus tard par la fameuse bulle d’or (1356), mais d’une institution qui, selon Schedel, remonterait aux environs de l’an mille et dont il expose ainsi le mécanisme : l'Empire romain ayant été transféré aux Allemands pour qu'il s’'appuyât sur des fondements plus solides, on l’établit sur quatre colonnes : à savoir quatre ducs, quatre marquis, quatre landgraves, quatre burgraves, quatre comtes, quatre barons, quatre hommes libres, quatre soldats, quatre cités, quatre métairies et paysans, comme le montrera la figure suivante. Il semblerait, d’après cette indication du texte, que les sept électeurs ne devaient point figurer dans cette planche ; cependant, quoiqu'il n’en soit fait mention qu’à la page sui- vante, ils occupent la rangéesupérieure dela grande planche ; au milieu, assis dans une stalle à haut dossier, ornée de quatre lions d’or, l'Empereur, Imperator gloriosus, tenant le globe et le sceptre, coiffé de la grande couronne fermée, surmontée de la croix, enveloppé d’un long manteau en forme de chape, majestueux et digne ; à ses pieds l’écu avec l’aigle à deux têtes. Au-dessous, comme servant de base au trône, sur des piédouches, les armes des quatre duchés de Souabe, de Brunswick, du Palatinat et de Lorraine. A gauche de J'Empe- reur, les trois électeurs ecclésiastiques, l'archevêque de Mayence, chancelier de Germanie, l'archevêque de Trèves, chancelier de Gaule, et l'archevêque de Cologne, chancelier d'Italie, tenant en main les parchemins impériaux, leurs écus à leurs pieds ; à droite, les quatre électeurs laïques : le roi de Bohème, échanson, présentant un vidrecome gothique en or, le comte palatin, apportant les mets, le duc de Saxe tenant l'épée impériale et le margrave de Brandebourg portant la clef de chambellan ; tous en magnifique appareil, leurs armoiries à leurs pieds. Dans la rangée supérieure, les quatre margraviats et les landgraviats, figurés par autant de pages tenant des écus ; au-dessous du trône impérial, quatre bustes

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de femmes représentant les quatre burgraviats; dans la dernière rangée, les quatre hommes libres, les quatre soldats et les quatre comtes sous la forme de jeunes hommes, en pied, ou en demi-figure émergeant d’un calice de fleurs gothiques, tous tenant leurs armoiries ; à la page suivante, avec leurs écussons, les quatre cités, Augusta (Augsbourg) Mens (Mayence) Aquisgranum (Aiïix-la-Chapelle), et Lubeck, les quatre villae, Bamberg, Schelestadt, Haguenau et Ulm, enfin les quatre rustici, Colne (Cologne), Regenspurg (Ratis- bonne), Costenz (Constance) et Salzburg. Ces douze appuis du trône impérial sont figurés par autant d’ensembles de cons- tructions dont l'importance est proportionnée au rang hiérarchique attribué à chaque groupe, les rustici n'étant représentés que par quelques maisons de fermiers.

Cette représentation de l’Empire et de ses vassaux, quoique n'offrant pas l'aspect d’une composition homogène, est cepen- dant assez imposante et digne du thème. Ces figures isolées ont dans leur rudesse naïve un air de dignité et de grandeur, un certain charme d’âpreté germanique qui est peut-être mieux approprié au sujet qu'une œuvre d’une facture plus soignée et d’une ordonnance meilleure. C’est une des pages qui font le plus d'honneur à Wolgemut et à Pleydenwurif, et leur talent, avec les qualités et les défauts du terroir et de l’époque, donne sa mesure la plus exacte et la plus complète.

De son côté Schedel exalte la grandeur du pouvoir impérial avec une conviction inébranlable que n'aurait pas désavouée un Gibelin du vieux temps. Il se montre un apôtre fougueux du droit divin des empereurs: « le céleste créateur du monde a bien montré que la seule condition du maintien de la paix est le gouvernement de l'univers par un seul prince. » Et il ajoute, ce qui semblerait contradictoire: « nous ne préten- dons pas que la puissance des autres rois et princes ne soit pas considérable, mais nous disons qu'elle est sous la domi- nation de l’empire. C’est aux princes romains qu'il appar- tient de les réprimander quand ils deviennent tyrans. Nous

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affirmons que les causes des rois doivent être soumises à César ; que tous sont tenus d’obéir à l'empereur pour le salut commun, de venir à la guerre quand ils y sont appelés, de contribuer aux dépenses, d'envoyer des secours, de livrer le passage, de fournir des provisions, de ne se dérober à rien de ce que leur enjoint la majesté impériale ; enfin de témoi- gner à leur maître, l'Empereur, la même obéissance qu’ils exigent de leurs sujets. « Ce sont bien là, soutenues par Sche- del avec un absolutisme tout germanique, les théories que Charles-Quint essayera quelques années plus tard de faire passer dans la pratique. Et c’est à la fin du règne de l’inca- pable et faible Frédéric III que l’auteur attribue aux empe- reurs une si exorbitante autorité !

De ces hautes considérations politiques, Schedel passe sans effort à la narration de ces prodiges qui tiennent une si large place dans la Cronica. Celui-ci ne manque d’une assez piquante originalité et donne une idée fort exacte de la piété superstitieuse de l’époque : « Il arriva au temps de l'empereur Henri II une chose merveilleuse, inouïe jusque là. Dans une ville de Saxe du diocèse de Magdebourg était l’église d’un saint renommé, un prêtre célébrait la messe, Dans le cimetière de l’église dix-huit hommes et quinze femmes, dansant et chantant à haute voix, troublaient la célébration de l'office. Le prêtre les invite à se taire ou à se retirer : ils se moquent de ses paroles et ne veulent cesser. Alors le prêtre irrité lance contre eux cette imprécation : Plaise à Dieu etau grand saint que vous demeuriez ainsi chantant et dansant pendant toute l’année ! Et il en fut ainsi : pendant l’année entière, sans aucun répit ils chantèrent et dansèrent. Chose étonnante à dire, pendant tout ce temps, aucune pluie ne tomba sur eux, mais ni la lassitude ni la faim ne les accablèrent et leurs vêtements et leurs chaussures ne s’usèrent pas pendant tout ce temps. L'année révolue, l'archevêque Horebertus, dans le diocèse duquel ce miracle arriva, les délia de la chaîne dont le prêtre les avait liés et

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LES QUATRE COMTES

Fragment de la grande planche de la Cour Impériale.

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les réconcilia sur l’autel de la dite église. » Et une curieuse image, d’un assez joli dessin, nous montre deux jeunes musiciens jouant du tambour et de.la flûte, pendant que quatre couples, dans les costumes du temps, les femmes en robes à longues traînes et chaussées de souliers à la poulaine, exécutent des mouvements cadencés.

Le pieux Schedel se plaît du reste à enregistrer ces mani- festations de la colère céleste contre les sacrilèges et les impies. C’est ainsi qu’il raconte encore une aventure, celle- plus tragique, des dernières années du xime siècle : « Comme à Utrecht des personnes de l’un et de l’autre sexe se livraient sur le pont à des danses et autres amusemenis, il arriva qu'un prêtre vint à passer, portant à un malade le très divin sacrement de l'Eucharistie. Ces jeunes gens ne témoignant ni égard ni respect pour les objets sacrés, le pont se rompit et deux cents personnes environ furent englouties dans les eaux de la Meuse et périrent. »

Parmiles vues de villes qui, selon l'usage de la Chronique, viennent égayer l’aridité du texte, une des mieux dessinées et des plus finement gravées, très séduisante d'aspect dans son riant paysage, est celle d'Ulm, la vieille cité souabe, décrite en hexamètres latins que Schedel, s’il n’en est pas l’auteur, transcrit consciencieusement. On y lit que la ville tire son nom des ormes (Ulmus) qui s'élèvent sur le terrain gras et humide ; qu’elle est ornée de hautes tours et de belles maisons ; qu'elle est très peuplée et gouvernée par de sages sénateurs.

Il est intéressant de noter comment Schedel apprécie la querelle des Investitures, la lutte de Henri IV et de Grégoire VIT et la fameuse entrevue de Canossa. On croirait qu'après avoir fait un tableau si enthousiaste de l’omnipotence impé- riale, il va prendre résolument parti pour Henri IV et condamner les abus de pouvoir de l'implacable pontife. Il n'en est rien: imbu du respect qu'imposait encore à la fin du xve siècle la suprématie papale, Schedel raconte briève-

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ment, sans aucune marque de sympathie, l’humiliante sou- mission du malheureux empereur : « ayant appris la censure de Grégoire, Henri suppliant implore son pardon par lettre. Le pontife, ému de ses prières, se rendit à Canossa, ville du territoire de Reggio, chez la comtesse Mathilde. Là, Henri avec toutes ses troupes, hâtant sa marche, ayant déposé ses ornements impériaux, se vit refuser l’entrée le premier jour. Supportant ce refus avec résignation, il ne quitta pas la place pendant la nuit et l’on raconte que le sol, in quo rex stetit vel jacuit, fut durci par la glace et la neige longtemps foulée pendant une très rude nuit d'hiver. Enfin, grâce à l'intervention de la comtesse Mathilde, le pape reçut le sou- verain dans le sein de notre mère l’Église ; la paix fut sanc- tionnée par un serment et l’empereur se retira vers Pavie, peu après il rompit le traité et commença de nouvelles entreprises. Excité par les séditions de certains évêques, il résolut de nouveau de déposer le pontife Grégoire. Et ayant tenu une assemblée, il crée pape Gibert, archevêque de Ra venne, l'appelle Clément et l’amène avec lui à Rome dans des sentiments hostiles. Là, après avoir profané la basilique de Pierre, ils assiégèrent Grégoire dans le Môle d’Adrien. » La fin misérable de Henri IV est rapportée avec la même indifférence. Quelques lignes plus loin, l’auteur trace un por- trait fort élogieux de Grégoire VII : « Certes il était très agréa- ble à Dieu et aux hommes, prudent, juste, clément, patron assidu des pauvres pupilles. Et il était un adversaire acharné des méchants hérétiques et des mauvais princes tentant d'usurper par la violence les choses ecclésiastiques. » Schedel passe ensuite à l’histoire de la première croisade. Mais mal renseigné sur cette expédition lointaine, il confond la croisade désordonnée et avortée de Pierre l'Ermite et de Gauthier-sans-Avoir avec celle des seigneurs ; il croit que Godefroy de Bouillon, Baudouin, Eustache et les autres chevaliers ne firent que s'associer à l’aventure des vilains. D'ailleurs, il raconte avec assez d’exactitude l’arrivée des

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croisés à Constantinople, leurs démêlés avec Alexis Comnène, les nombreux combats qui précèdent la prise de J érusalem, le siège d’Antioche et, à ce propos, l’histoire miraculeuse de la lance du Seigneur : « comme les affaires des chrétiens étaient si bas à Antioche, il était évident que tout serait désespéré au premier jour, si notre Dieu n'avait montré par un miracle que le salut et la protection des chrétiens lui étaient à cœur. En effet la lance, dont le flanc de Jésus-Christ avait été frappé sur la croix, fut, grâce à une révélation surnaturelle faite à un pieux homme, trouvée dans l’église de Saint-André. Tous les cœurs étant animés d’une grande espérance par cette marque de la protection divine; les chefs résolurent d’en venir aux mains avec les ennemis. On apporta donc, comme le meilleur des étendards, cette lance dont le flanc du Christ avait été transpercé par Longin. Les ennemis résistent d’abord avec acharnement ; mais Bohémond survient. Il est certain qu’il en périt environ cent mille, Et les chrétiens prirent quinze mille chameaux et emmenèrent un si grand butin qu'ils passèrent de l’extrême détresse à une grande abondance de toute chose, grâce au miracle de la lance. » Enfin on arrive aux portes de Jérusalem, que les croisés décident d'attaquer par quatre côtés à la fois. L'auteur raconte très brièvement le siège et la prise de la ville sainte 3 il ne parle pas de cette émouvante prière qui rassembla, à la veille de l’assaut général, tous les croisés au jardin des Oliviers; mais il n'oublie pas de dire, avec la plupart des historiens, que le massacre des infidèles, dans la ville et surtout dans le temple, fut tel que le sang dépassait la che- ville des vainqueurs. Cette narration est accompagnée d’une vue de Nicée avec ses portes orientales, des portraits (2) de Godefroy de Bouillon, de Baudouin de Flandre et d’une image de la lance miraculeuse.

L'année 1128 est particulièrement féconde en prodiges. Le feu sacré fit de nombreuses victimes, dont les membres noircissaient comme du charbon : beaucoup de malades

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dans la ville de Soissons se rendirent à l’église de la bien- heureuse Marie et durent leur guérison à son intervention. Une pluie de sang tomba aux environs de Ravenne et de Parme ; une truie mit au monde un porc à tête de bœuf; une poule enfanta un poussin à quatre pattes. Des armées de feu furent vues dans le ciel et des étoiles tombèrent du firmament sur la terre ; l'hiver en outre fut très rude et suivi d’une effroyable famine, qui causa une grande mortalité d'hommes et d'animaux sauvages et domestiques. L'Italie fut désolée par les tremblements de terre; la lune s’éclipsa et prit une teinte sanguinolente. Enfin naquit un monstre ayant en avant une tête d'homme et en arrière une tête de chien, monstre dont les illustrateurs donnent une consciencieuse image.

Le martyre de Thomas Becket trouve dans Schedel un narrateur sympathique : « Comme cet homme très bon et très saint voulait rétablir dans leur ancien état les dignités ecclésiastiques sur lesquelles le roi Henri II avait étendu sa puissance usurpatrice, il eut à souffrir des dommages, des opprobres et des insultes ; il vit proscrire ses parents et ses amis et reçut enfin la couronne du martyre... Ses meurtriers périrent misérablement : les uns se coupaient les doigts avec les dents, les autres moururent consommés par la pourriture, d’autres succombèrent à la paralysie. Le pape Alexandre, en apprenant les miracles du bienheureux Thomas, linscrivit sur la liste des saints. »

Conformément aux traditions légendaires et historiques de l'Allemagne, le chroniqueur donne un grand relief à l’impo- sante figure de Frédéric Barberousse. Après avoir raconté, sans beaucoup de précision, ses guerres en Germanie, ses luttes avec la papauté, sa réconciliation avec l'Église et la part qu'il prit à la troisième croisade, il le juge ainsi : «certes c'était un homme grand et illustre, magnanime, généreux, vaillant et éloquent, qui augmenta l’Empire à ce point qu’on pourrait à peine lui trouver un égal depuis Charlemagne ; glorieux en

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tout preler persecutionem ecclesie. » Ici encore, malgré son profond respect pour le saint empire romain, Schedel se garde bien de rien dire de contraire aux droits sacrés de l'Église. Et même, en général, dans la longue querelle du Sacerdoce et de l’Empire, il semble prendre parti pour le Saint-Siège. Cette orthodoxie, à la veille de la Réforme, mérite d'être notée. Toutefois il hésite à se prononcer entre les Guelfes et les Gibelins et il dispense.le blâme aux deux factions avec une scrupuleuse impartialité : « les noms funestes de Guelfes et de Gibelins naquirent pour la ruine de toute l'Italie : on vit le fils en lutte avec le père, le frère avec le frère... Ces appellations infestèrent bientôt toute l'Italie excepté la seule ville de Venise et avec une telle rage que, pendant deux cent cinquante ans et plus jusqu’à notre époque même, elles ont servi de prétexte aux crimes les plus affreux. Les Italiens se sont fait à eux-mêmes plus de maux qu’ils n'en avaient éprouvé de la part des barbares... »

Schedel, qui ne manque pas d’enregistrer la fondation des nombreux ordresreligieux sesuccédant pendant toutle Moyen- Age (et les illustrateurs ont soin de tracer des couvents de chacun d’eux d'assez fantaisistes images qui leur donnent souvent l'aspect de redoutables forteresses), Schedel parle avec quelques détails de la création des puissantes congréga- tions de saint Dominique et de saint François. « Dominique, espagnol, fut un homme grandement orné de sainteté et de Savoir, chef et père illustre des prédicateurs, et il brilla en ce temps-là comme un astre national de la religion chré- tienne... Il fut admirable censeur des vices, implacable adversaire des hérésies, conseiller très zélé des fidèles... Et comme l’hérésie avait pullulé dans les villes des Gaules, Toulouse et Albi, et commençait Ase répandre au large et au loin, le bienheureux Dominique, qui commençait à être connu, se transporta en ces lieux pour l’extirper. Le pontife Innocent et le roi de France lui donnèrent pour auxiliaire Simon de Montfort... Enfin en l'an 1223 du salut aux nones d'août,

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dans la cité italienne de Bologne, il émigra vers Dieu. Plus tard, Grégoire IX, entendant parler de ses miracles et de son illustre vie, l’agrégea au nombre des saints. »

Saint François n’est pas moins bien partagé : « le séraphi- que François, italien de nation, d'Assise, cité ombrienne, fut un homme entièrement divin, premier instituteur et fonda- teur admirable de l’ordre des frères mineurs... Méprisant toutes les choses terrestres, il suivit le Christ durant toute sa vie... Il exerça sur lui-même les rigueurs de l’austérité à un tel point que, pour amortir les tentations de la chair, il se couvrait l'hiver de neige et de glace ; il appelait aussi la pauvreté sa seule maîtresse. Il aimait mieux entendre dire de lui-même des blâmes que des éloges. » Comme saint Dominique, il est mis au nombre des saints par Grégoire IX, et le pape Nicolas IIT envoie aux fidèles un bref pontifical sur ses stigmates.

L'auteur accorde naturellement son tribut de vénération aux maitres de la scolastique tant admirés pendant le Moyen- Age et en particulier au plus grand de tous, à saint Thomas d'Aquin. Il rappelle son origine, ses études au monastère du Mont-Cassin, les espérances qu’il donna dès ses premières années : « il arriva à une telle excellence de doctrine qu'il ne le cédait à personne pour la connaissance de la philo- sophie et de la théologie. Quelques années après il occupait le premier rang, publiait quatre livres en sentences et fut surnommé le docteur angélique. Appelé à Rome par le pape Urbain, méprisant toutes les dignités qu’on lui offrait, il se consacra entièrement à la lecture et aux travaux écrits... il a laissé une Somme de théologie divisée en trois parties: Somme contre les gentils ; Chaïne d’or ; sur les quatre évangiles, il est aussi célèbre par sa gloire et ses miracles... Enfin il émigra très saintement vers le Seigneur aux nones de mars 1274. Le pape Jean XXII, à cause de ses nombreux miracles, voulutle mettre au nombre des saints confesseurs et docteurs. »

Boniface VIII n'est pas traité par Schedel avec le même

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respect que ses prédécesseurs Grégoire VII et Innocent III. Tout en reconnaissant qu'il se fit remarquer par son savoir et son expérience, le chroniqueur l’accuse « d’avoir souhaité « si ardemment la dignité de pontife qu’il usa de tous les « moyens que l’ambition et la fraude lui suggérèrent pour y arriver. On dit même qu’il suborna certains hommes qui « entrèrent dans la chambre du pape Célestin, homme « simple, pour lui persuader d’abdiquer le pontificat s’il « tenait à son salut. Devenu pape, il commença à mépriser tout le monde et à poursuivre les Gibelins de sa haine. » Après quelques mots sur la querelle de Boniface VIII avec Philippe le Bel, Schedel raconte brièvement et sans émotion la fin misérable du pontife. Ce ton d’aigreur ou d’indifférence a lieu de surprendre de la part d’un homme qui, quoique défenseur énergique du pouvoir temporel des souverains, montre généralement, à l'égard des papes les plus ambitieux, des sentiments de respectueuse déférence.

De temps en temps Schedel signale quelques exécutions de Juifs, accusés des plus horribles méfaits. C’est ainsi que, dans la première année du règne de l’empereur Albert, des Juifs de Nuremberg, Magdeburg et autres villes furent livrées aux flammes : « On n’épargna ni le sexe ni l’âge ; on raconte que plusieurs milliers de cette race malheureuse périrent : quelques enfants furent sauvés et baptisés. « Et un bizarre dessin d’une vigoureuse facture, mais d’une assez pauvre composition, nous montre un amas detêtes coiffées de bonnets entassées dans les flammes qui s’élèvent en pyramide, pen- dant qu’un bourreau, solidement campé, apporte des fagots pour entretenir le bûcher.

Voici en quels termes le chroniqueur allemand parle du plus grand des poëtes italiens : « Dante Alighieri, florentin, s'illustre à cette époque comme poète inspiré et comme le premier des théologiens : cet homme méritait de ses conci- toyens le plus profond respect; bien que condamné à un long exil et pauvre, il s’occupa toujours des études physiques

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et théologiques; chassé de Florence par la faction des noirs, il vint à l’université de Paris et comme il était très versé dans la science poétique, il publia, dans sa langue nationale, un ouvrage remarquable et divin sous le nom de Comédie, et dans une contemplation profonde de toutes les choses célestes, terrestres et infernales, singula quæque historice, allegorice, tropologice ac anagogice descripsit. » Comme tout le Moyen-Age, Schedel exalte Dante au moins autant comme théologien que comme poète. L’épitaphe envoyée par Jean de Virgile pour être placée sur le tombeau du poète, son ami, à Ravenne, vante aussi, avant toute chose, la science cano- nique de l’auteur de la Divine comédie :

THEOLOGUS DANTES, NULLIUS DOGMATIS EXPERS QUOD FOVEAT CLARO PHILOSOPHIA SINU....

Il semble, en effet, queles contemporains du grand Alighieri et plusieurs des générations suivantes aient été plus vivement frappés de son savoir en matières religieuses que de son incomparable génie poétique. A propos du séjour à Vérone de Dante fugitif, Schedel rappelle les honneurs accordés au poëte par le fondateur de la maison de Scaliger, dont il fait un grand éloge ; il le félicite d’avoir orné Vérone des plus beaux édifices et nous parle avec admiration du premier de ces tombeaux qui devaient perpétuer le nom de la famille : « On lui éleva au-dessus des portes du temple un tombeau magni- fique orné de son image et d’une inscription. »

Pétrarque n’est point oublié : « d’un génie élevé et propre à toutes les études bonnes et salutaires, porté surtout vers la philosophie morale et la poésie. il était d’une apparence élé- gante avec une certaine majesté naturelle, d’une taille moyenne, ou un peu au-dessus de la moyenne, le visage plein, les membres arrondis et, dans sa vieillesse, tendant à l’épais- seur, le teint vif, tenant le milieu entre le blanc et le brun, les yeux si perçants que jusqu’à l’âge de soixante ans

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il lisait sans aucun secours étranger les lettres les plus menues. Pendant toute sa vie, si ce n’est dans l’extrême vieil- lesse, il fut très sain de corps. » Après avoir parlé des nom- breux voyages de Pétrarque et de son couronnement au Capitole, l’auteur ajoute: «il revint ensuite à Avignon et dans une étroite vallée agréable et bien close, il écrivit un poème bucolique et deux livres sur la vie solitaire.» Sans doute Schedel par ces derniers mots vise les Rime invilaein morte di Laura ; toutefois le nom de l’immortelle amante de Pétrarque n’est pas même prononcé.

Encore des calamités et des fléaux, dont la terrible peste de Florence. « Des sauterelles et de petites bêtes, en quantité

innombrable, venues d'Orient en Occident, voilant le ciel

Invasion de sauterelles en 1348.

comme une épaisse nuée, dévastèrent l'herbe et tous les fruits de la terre ; leur corruption et leur pourriture furent suivies d’une peste lugubre et lamentable qui se déchaîna pendant trois années à travers le monde presque entier. Née d’abord en Asie chez les Indiens ob easdem bestiolas, elle se répandit çà et à travers les provinces jusque chez les Bretons. Puis, traversant la mer l’année suivante, elle envahit le royaume

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d'Italie, ensuite ceux de France et de Bretagne. Enfin elle infecta de sa contagion les provinces de la Germanie et de la Hongrie et sévit tellement qu’à peine dix hommes sur mille survécurent. Dans certains endroits le tiers des hommes seu- lement demeura. La plupart des contrées, non seulement les campagnes mais les citadelles, les bourgades et les villes furent tout à fait abandonnées et réduites à la solitude. Quelques-uns content que les juifs augmentèrent le fléau en empoisonnant les sources. » Schedel semble exagérer un peu les ravages de cette peste qui, d’ailleurs, est considérée comme la plus cruelle épidémie qui ait désolé l'humanité. Un contemporain, Froissart, se contente de dire qu’elle enleva « la tierce partie du genre humain. »

Puis de grandes vues de villes : Prague on peut recon- naître au besoin le vieux couvent de Strahow, Breslau, Constance avec les vertes eaux de son lac, Bâle et le pont du Rhin, Constantinople au moment de l'assaut de Maho- met Il, comme l'indique la légende, quoique la gravure ne présente aucun aspect de combat.

Le grand chef mongol Tamerlan est peint sous les traits presque doux d’un jeune guerrier, aux cheveux blonds tom- bant en longues boucles, d’où émerge une plume flottant au vent; vu en buste, il est couvert d’une belle armure dessinée avec quelque soin; une main tient une bannière enroulée autour de la hampe. Et voici ce que nous dit la Chronique du terrible envahisseur. « Tamerlan, grand roi des Tartares ou des Parthes, fut un homme d’une puissance incroyable. Issu d’une basse origine, d’abord simple soldat, il lemporta telle- ment sur les siens par l’agilité de son corps qu'il devint bientôt le chef de nombreuses nations. S’étant emparé avec leur aide de l'empire des Parthes, il soumit les Scythes, les Ibères, les Albains, les Perses et les Mèdes, envahit la Méso- potamie et l'Arménie, traversa l'Euphrate avec quatre cent mille cavaliers et six cent mille fantassins et soumit toute l'Asie que nous appelons Mineure. » La défaite de Bajazet est

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racontée avec l’inexactitude dont l’auteur nous offre de si fréquents exemples ; au lieu de la placer à Ancyre, il lui donne pour théâtre l'Arménie ; cependant la cage de fer n’est pas oubliée ; Tamerlan y promène, à travers toute l’Asie, son captif, admirandum humanarum rerum spectaculum. Conti- nuant ses conquêtes et suivant un bizarre itinéraire, le vain- queur « parcourt toute l’Asie, depuis le fleuve Tanaïs jusqu'à l'Egypte, prend d’assaut, pille et incendie Smyrne, Antioche, Sébaste, Tripoli, Damas et beaucoup d’autres villes très fortes. Lorsqu'il assiégeait une ville, il campait, le premier jour sous une tente blanche, le second sous une rouge, le troisième sous une noire ; ceux qui se rendaient à lui sous la tente blanche obtenaient la vie sauve ; la tente rouge était un signal de mort ; la tente noire annonçait la destruction de la ville qui devait être réduite en cendres. On raconte que les habitants d’une ville ne s'étant pas rendus dès le premier jour, les garçons et les jeunes filles, revêtus de blancs habits et portant des rameaux d’olivier, sortirent de la place pour essayer de fléchir la colère du vainqueur; il les fit tous fou- ler aux pieds et écraser par sa cavalerie et mit le feu à la ville prise. » Un gênois, qui était son familier, lui ayant demandé pourquoi il se montrait si cruel, Tamerlan, le visage tordu par la colère et les yeux respirant le sang, lui répondit : « Tu crois que je suis un homme ; tu te trompes. Je suis la colère de Dieu et la dévastation de l'Univers ; aie bien soin de ne jamais te présenter devant moi. » Et, après cette sinistre réponse du nouvel Attila, Schedel ajoute ce trait bizarre : « Ceux qui l'ont vu disaient qu’il ressemblait à Anni- bal. » Il sait d’ailleurs que la discorde éclata entre les fils du conquérant et que son empire ne lui survécut pas.

La terrible guerre des Hussites inspire à Schedel des accents de colère indignée, qui ne laissent pas de surprendre de la part d’un écrivain précédant la Réforme d’une ving- taine d'années seulement. Il applaudit au supplice de Jean Huss et de Jérôme de Prague : « les princes du grand Concile

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voyant l’opiniâtreté et l’immuable esprit de ces hommes per- dus, décidèrent qu'il fallait couper ces membres pourris de l’église qu'on ne pouvait guérir, pour empêcher l'infection des autres parties du corps. Une sentence de l’assemblée des Pères condamna les rebelles à être brûlés, puisqu'ils rejetaient la doctrine de l’église. Jean Huss fut brûlé le premier. Jérôme, tenu en prison pendant trois cent quarante jours, ne voulut pas venir à résipiscence ; mais il ne cessait de louer Jean Huss depuis longtemps condamné au feu, l’appelant homme juste et saint et indigne d’une telle mort ; il se disait prêt à subir tous les supplices avec une âme vaillante et ferme. Beaucoup d'hommes très érudits vinrent le voir et surtout un cardinal florentin, pour lui faire abjurer son erreur ; mais comme il y perséverait avec plus d’obstination, il fut condamné comme hérétique et marcha au bûcher d’un front serein ; quand la flamme y fut mise, il commença à chanter une hymne que la fumée et le feu interrompirent à peine. On ne raconte d’aucun philosophe qu’il ait subi la mort avec autant de courage. On jeta les cendres des suppli- ciés dans le lac pour qu’elles ne fussent point enlevées par les Bohémiens. Leurs disciples enlevèrent de la terre à l'endroit le feu les avait consumés et l’emportèrent comme une relique sacrée dans leur patrie. Jean et Jérôme ont été regar- dés comme martyrs par les Bohémiens qui ne leur ont pas rendu moins d'honneur que les habitants de Rome à saint Pierre et à saint Paul. » C’est surtout contre les sectateurs des deux hérésiarques que l’orthodoxie de Schedel s'élève avec une pieuse indignation; il ne leur ménage pas les épithèses violentes : scelerati et abominabiles hussitarum sacerdotes.

Un des événements les plus considérables de l’histoire et qui marque aujourd’hui la séparation du moyen-âge et des temps modernes, semble avoir produit sur notre annaliste une assez faible impression. Il n’accorde guère qu’un tiers de page à la prise de Constantinople par les Turcs. Après avoir

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noté les principales circonstances du siège et du dernier assaut et dit quelques mots des cruautés du vainqueur, il ajoute froidement : « Ainsi cette très noble ville fondée par Constantin Ier tomba aux mains des infidèles. » Et cependant Schedel avait été témoin des rudes épreuves de la chrétienté au lendemain de la chute de Constantinople ; c'était presque sous ses yeux que les Huniade, les Mathias Corvin, les Scan- derbeg avaient livré ces combats incessants qui refoulèrent à peine les flots de l'invasion ottomane. Le sens juste de la gravité de certains événements historiques manque à ces chroniqueurs souvent plus préoccupés d’un fait banal, d’un prodige vulgaire, que d'événements qui devaient exercer une telle influence sur les destinées de tout l'Occident.

Cependant Schedel applaudit aux efforts tentés par les héroïques défenseurs de la chrétienté contre le redoutable Mahomet II. Il rend justice à l’intrépidité persévérante de Mathias Corvin : « Il fut le défenseur de la religion chrétienne contre les Turcs et, après les avoir vaincus dans une grande bataille, il recouvra même une partie de la Bosnie ; il porta dans l'empire des Turcs l'incendie, les ravages et les massacres. »

Une étrange planche représente les terribles effets d’un ouragan qui s’abattit sur Constantinople le 12 juillet 1490. « Les feux de trois astres tombèrent sur la ville et formèrent un immense étang. Pendant que la vapeur se démenait dans les nuages, on entendit d'abord de grands coups de tonnerre ; on vit ensuite des foudres brüûlantes et des éclairs d’une immense étendue. » La figure illustre curieusement ce fait divers atmosphérique. Dans le haut, au-dessus de sainte Sophie, une bande sombre, avec le mot fulgur, d’où s’échappent des rayons qui fondent sur les principaux monu- ments de la ville; tout autour un cercle, circulus devastatio- nis fulg., marquant l'emplacement de la région désolée par le fléau, avec les eaux vertes de l’étang soudainement formé. Et Schedel ne s'arrête pas en si bon chemin : des boucliers

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enflammés tombent du ciel ; les montagnes s’entrechoquent ; il pleut du lait; on voit trois soleils et trois lunes. Enfin, en novembre 1492, une énorme pierre, en forme de delta, ravage les campagnes de l'Alsace et du Sundgau.

Cette histoire du sixième âge se termine par un éloge enthousiaste de Maximilien, roi des Romains (qui devient empereur en 1493). Soit que le fils de Frédéric III fût un pro- tecteur zêlé de la vieille cité de Nuremberg, soit que Schedel eût éprouvé personnellement les effets de la bienveil- lance d’un prince ami des arts et des lettres, soit plutôt que le panégyrique enthousiaste du roi des Romains qui allait devenir empereur fût obligatoire pour l’auteur, il trace de lui un portrait des plus flatteurs, que la vie de Maximilien n’a pas entièrement justifié : «c’est un homme orné de la plus haute vertu, souple de corps, remarquable par sa science de l’art militaire, ne le cédant en courage à personne, bien plus, surpassant tous les rois en humanité et en libéralité.. magnanime et intrépide sous les armes. » Schedel fonde de grandes espérances sur cette valeur de Maximilien ; il souhaite que les progrès croissants de l'invasion turque soient arrêtés par ce défenseur naturel de la chrétienté : « Nous voyons en effet que presque toute l'Asie, depuis la Phénicie et la Médie jusqu'à l’Hellespont, est soumise à la tyrannie des Turcs. Ils occupent toute la Thrace, toute la Grèce, le pays des Etoliens, des Epirotes, des Illyriens jusqu’au cœur de la Dalmatie, accablant tout de la pire servitude ; presque toutes les îles, depuis la Mer Adriatique jusqu’au Pont-Euxin, ont été dévastées et désolées. Et ils attaquent souvent les fron- tières de la Germanie et de la Hongrie. » Schedel demande que toutes les nations chrétiennes, la riche Italie, la noble France, la courageuse Espagne, la belliqueuse et populeuse Germanie, se rangeant derrière lui, lui fournissent des forces supérieures à celles des Ottomans. Et exaltant à l’avance le triomphe du vainqueur, il s’écrie, dans un mouvement de lyrisme inattendu : « Oh ! quel char lui prépareront l'Italie et

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la Germanie ! Quelles grâces lui rendra l'Eglise, quelle fête célébrera toute la société chrétienne ! Les rois du Septentrion et de l'Occident le salueront à son retour du nom de grand empereur et de sauveur de la république chrétienne. Les cardinaux, tous les prélats de l’église, les magistrats des villes, portant les objets sacrés, sortant loin en avant des murs, iront au-devant d'eux... Toute la terre que devront fou- ler ses pieds sera couverte de pourpre ; les nobles matrones et les vierges sèmeront sur lui, du haut des maisons, les roses et les lys et enlaceront à sa tête sacrée des guirlandes de fleurs variées. Lui-même, élevé sur son char, jettera au peuple des pièces d’or, dans toutes les places, dans tous les carrefours il s'arrêtera... Et ainsi triomphant, il sera conduit, non dans le Capitole et dans le temple du faux dieu Jupiter, mais dans la Basilique du bienheureux Pierre, prince des apôtres. Et là, trouvant le souverain pontife, Alexandre VI, véritable vicaire du Christ, tenant les clefs du royaume éter- nel, il recevra de lui une large bénédiction. Alors la muse laurée du poète Conrad Celtes reviendra pour ainsi dire des enfers et composera des poèmes ; Antonius Sabellicus écrira son histoire. Nous aussi, si nous pouvons faire entendre notre voix au milieu des cygnes, nous trouverons quelque chose à raconter à la postérité sur un si grand roi. » Et après ce dithyrambe, l’auteur prend un premier congé du lecteur en ces termes :

« Hec habuimus que per ociû Nurembergense adjiceremus. Vos valete et boñ consulite, ex Nuremberga x kalas Junias. Anno ab incarnatione salvatoris Christi millesimo quadringen- tesimo nonagesimo tercio. »

Au dessous, en lettres capitales H\. S. D. !1 avertit ensuite le lecteur qu’il a laissé quelques feuillets blancs pour qu'on puisse y écrire les actions des princes et des particu- liers à venir, car, dit-il modestement, non omnia possumus omnes. El quandoque bonus dormitat Homerus.

2 7!

LA CRONICA MUNDI 61 SEPTIÈME AGE

Schedel aborde enfin le septième et dernier âge, qui doit être signalé par l'apparition de l’'Antechrist, la fin du monde et le Jugement dernier.

La venue de l’Antechrist sera annoncée par la résurrection des prophètes Énoch et Élias; l’Antechrist viendra de la Syrie ou, selon d’autres, de Babylone, de la tribu de Dan; engendré d'un esprit méchant, il sera le destructeur de la race humaine. « Bon nombre de sages eux-mêmes seront sé- duits par ses miracles... Ce sera le temps la justice sera bannie et l'innocence haïe... L’Antechrist viendra au sommet du mont des Oliviers et il périra à l'endroit le Sauveur est monté aux cieux... Pourquoi, après sa mort, y aura-t-il un silence de quarante-cinq jours? C’est ce qui est de science divine. » Et en regard de cette prédiction, une magistrale image in-folio montre, dans la partie supérieure, l’Antechrist précipité du ciel par l’archange saint Michel au milieu de flammes, environné de démons dont les formes fantastiques témoignent de la plus vive imagination. Au-dessous, sur la terre, au pied d’une colline, ces sages dont parle le texte déçus par le génie malfaisant, haranguent la foule et la per- vertissent par leur enseignement corrupteur.

Le chapitre De morte ac fine rerum est illustré par un des plus curieux bois du livre, avec ce titre : Imago mortis. C’est une danse macabre, une des plus anciennes que l’on con- naisse et certes une des plus terriblement expressives. Elle se compose de cinq squelettes ; le premier, enveloppé d’un ample manteau aux plis tombants, souffle dans une sorte de flageolet dont les sons doivent rythmer la danse funèbre; à sa gauche, trois personnages exécutent une sarabande effré- née ; les deux premiers, entièrement décharnés, tordent leurs ossements en des mouvements d’un entrain lugubre; leurs membres s’entrechoquent et se désarticulent avec une hor-

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rible souplesse pour donner plus de furia à l’intempérance

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de leurs entrechats; quelques touffes de cheveux, demeurées sur les crânes dénudés, s’associent aux soubresauts des corps, ils se tiennent par la main, et le second, lançant au-dessus de sa tête un bras contorsionné, tend la main au troisième personnage du groupe, une femme, à en juger par ses longs cheveux, par un sein pendant que les vers n’ont pas encore dévoré; une ouverture hideuse laisse échapper les entrailles qui ondulent en suivant l’infernale cadence avec l’étoffe flot- tante du linceul. À leurs pieds un cinquième squelette, sor- tant la tête et un bras du drap mortuaire, semble s’éveiller au bruit de l’épouvantable ballet. Au-dessous, trente-neuf vers (semés de quelques fautes de quantité) qui sont un éloge emphatique de la mort, justicière souveraine, éternel repos du travail, sans laquelle la vie ne serait qu’une perpétuelle prison dont elle brise les portes. On a souvent, avant et sur- tout depuis 1493, représenté sous cet étrange aspect d’une danse suprême l’inévitable nécessité de la mort; mais jamais on ne lui a imprimé un pareil caractère de grandiose horreur.

Schedel arrive enfin au Jugement dernier. Le Christ, dans l'attitude de la bénédiction, la tête entourée d’une auréole transpercée du glaive et du lys, les pieds posés sur le globe du monde, trône dans le ciel; à ses côtés la Vierge, les mains jointes, et St Jean-Baptiste avec l'agneau; au-dessous, deux anges sonnant de la trompette; en bas, sur la terre, les morts, sortant des tombes, se répartissent en deux groupes, les justes se massant pour entrer au ciel, figuré par des rayons de clarté entourés de nuages, les damnés déjà consumés par les flammes de l’enfer.

Schedel saisit cette occasion d'adresser quelques pieuses exhortations à ses lecteurs; il les engage à ne jamais perdre de vue cette heure solennelle du jugement final : « Dans le même temps se fera la résurrection publique de tous, et le corps qui ressuscitera du sein des morts sera incorruptible et immortel, celui des justes pour qu'ils puissent toujours demeurer avec le Christ, celui des pécheurs pour qu'ils

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Jmagomoitis

Danse macabre.

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subissent sans fin les peines méritées..…. combien sera grand le bonheur des hommes justes et pieux, soustraits aux souil- lures de cette terre, amenés devant ce juge très équitable et ce Père très indulgent qui leur donnera au lieu des fatigues le repos, au lieu de la mort la vie, au lieu des ténèbres la clarté, au lieu des biens terrestes et éphémères les biens éter- nels et célestes. »

Et après l’Amen qui termine ce morceau d’éloquence reli- gieuse, Schedel prend de nouveau congé du lecteur, en se nommant cette fois comme l’auteur de la Chronique.

Complelo in famosissima Nurembergensi urbe Operi de hys- toriis etatum mundi ac descriptione urbium felix imponitur finis. Collectum brevi tempore Auxilio doctoris Hartmäni. Schedel qua fieri potuit diligentia Anno xpi Millesimo qua- dringentesimo nonagesimo tercio. die quarto mensis Junit.

Deo igitur oplimo sint laudes infinite.

Malgré cet adieu au lecteur, Schedel ne peut se résoudre à l’abandonner si tôt et il ajoute encore à sa volumineuse Chronique plus de trente feuillets. Remarquant que les anciens historiens ont parlé trop sobrement de la Germanie, il se propose de combler cette lacune: « Les Germains, dit-il, sont belliqueux, pleins de courage et agréables à Dieu ; il leur a été donné d'étendre au loin leur territoire et de résister plus que tous les autres hommes à la puissance romaine. » Il ne manque pas de rappeler la fameuse défaite de Varus et ses trois légions taillées en pièces par Arminius. Il attribue à l'Allemagne, sans grand souci de la vérité historique, un rôle prépondérant dans les Croisades. « Et puisque cet ouvrage, ajoute-t-il, sort d’une officine de Nuremberg, ville célèbre, située à peu près au milieu de la Germanie, nous achèverons celivre en disant quelques mots de cette contrée. » Mais au lieu de rédiger lui-même le supplément de sa Chronique, ïil emprunte ces dernières pages à Aeneas Sylvius, rendant ainsi hommage à un écrivain dont la renom- mée était alors presque sans rivale.’ Toutefois, comme il

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peut paraître étrange de demander à un Italien le récit des choses d'Allemagne, Schedel donne pour ainsi dire à son auteur des lettres de naturalisation germaine, en se cou- vrant de l’autorité même d’Aeneas : « ayant habité, dit celui-

GEncaspinspapa 1Frideric terci romanoxiperatoz

\

Le Pape et l'Empereur.

ci, la Germanie plus de vingt-quatre ans, nous ne croyons pas qu'on doive nous regarder comme étranger. De plus, ayant servi longtemps l'Empereur et son peuple avec une très grande fidélité par de longs travaux, parvenu mainte- nant au cardinalat, nous avons à cœur ce qui peut contri- buer à l’honneur et à l'utilité de sa nation et nous agirons

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x

de telle sorte qu’on nous croie presque autant germain qu'italien. » Et après cette adoption un peu cavalière d’une double patrie, le futur Pie II annonce qu'il va raconter les principales choses advenues sous le règne de Frédéric I ; le verso du feuillet nous montre

« Ces deux moiïtiés de Dieu, le Pape et l'Empereur. »

Pie IT revêtu des attributs de la papauté tenant en main le sceptre de l’église, et Frédéric IIT en habits impériaux, por- tant le globe, tous deux assis sur un même trône dont le dos- sier élevé est recouvert d’une riche tapisserie; derrière le pape un cardinal et un évêque, derrière l’empereur un che- valier et un légiste ; au dessus , ce vers de Virgile :

Sum pius Eneas fama super ethera notus,

et les noms du chef spirituel et du chef temporel de la chré- tienté. Puiscommencelerécithistorico-géographique d’Aeneas Sylvius, dédié à Antoine prêtre, sacré de la sainte église romaine, cardinal d’Ilerda. L'auteur passe en revue, sans aucun ordre déterminé, la Hongrie, la Valachie, la Thrace, la Tur- quie (et à ce propos il consacre quelques pages indignées à la prise et au pillage de Constantinople et à la profanation du temple de sainte Sophie, œuvre de l’empereur Justinien, célèbre dans tout l'univers), la Macédoine, la Grèce, l'Epire, l'Albanie, l’Tlyrie, la Dalmatie, l’Istrie, la Styrie, l'Autriche, la Moravie, la Pologne, la Lithuanie, la Norvège, bizarrement placée à côté de la Bohème, et une foule d’autres contrées, les unes allemandes, les autres tout à fait indépendantes de la domination impériale.

Quoique Piccolomini se montre, comme il l’a annoncé, aussi allemand qu'italien et qu’il fasse dans cette excursion à travers l'Europe une très large part à l’omnipotence ger- maine, Schedel ne se déclare pas satisfait. Il reprend la parole pour reprocher certaines omissions à Aeneas Silvius qui n’a point parlé des Suèves, ces peuples si anciens de la

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Germanie, vantés par Strabon et Jules César, ni des villes pontificales, telle que Constance, Bâle , Strasbourg, Spire et autres. « Il a encore omis, ajoute Schedel, la Flandre, le Hainaut, le Brabant, contrées remarquables par leurs richesses et leur commerce. On y trouve Bruges, Gand, Malines, Anvers, qui étaient comptées autrefois dans la Gaule Belgique. Cependant l’Empire Germanique s'étant éten- du, toutes parlent la langue germaine, quoiqu’elles con- naissent aussi les autres langues par suite de leur voisinage. » Ainsi on voit déjà poindre, dès la fin du xve siècle, cette prétention, qui semblait plus moderne, d’englober dans la patrie allemande toutes les contrées a pénétré l’idiome Germanique.

Schedel rend ensuite la parole à Aeneas Sylvius qui nous conduit en France et raconte le soulèvement national contre la domination anglaise. Il ne dit que quelques mots de Jeanne d'Arc, mais en constatant l'importance et le caractère miraculeux de sa mission : « À notre époque, Jeanne, vierge lorraine, inspirée, à ce que l’on croit, par Dieu, revêtue d'habits et d'armes d'homme, conduisant les armées fran- çaises, combattant la première entre les premiers, arracha en grande partie le royaume, chose merveilleuse à dire, aux mains des Anglais. »

Aeneas Sylvius parcourt ensuite, avec la même rapidité, la Grande-Bretagne, l'Espagne, le Portugal. Arrivé à l'Italie, il se souvient qu’elle est l’une de ses deux patries et lui con- sacre une étude un peu plus approfondie. Il raconte, avec quelque complaisance, les luttes des Républiques italiennes et insiste sur la miraculeuse fortune du condottiere François Sforza, devenu duc de Milan ; il donne des renseignements assez précis sur l’histoire des dernier papes, et termine par un pompeux éloge d’Alphonse le Magnifique, roi de Naples : « En combattant, en déployant une activité victorieuse, il soumit à ses lois cette partie de l'Italie qu’on appelait autre- fois la Grande-Grèce, et il semble aujourd’hui le maître de la

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paix italienne et en même temps le modérateur et l'arbitre des choses d’Espagne. »

Cette pérégrination du futur Pie ILest semée de vues de contrées remarquables par un sens pittoresque du paysage, mais si dénuées de toute exactitude que la France et le Portugal, à trois feuillets de distance, sont représentés iden- tiquement par la même image, composée d’ailleurs avec un art assez ingénieux.

Ce volumineux ouvrage se termine par une grande carte

de l'Allemagne, ou plutôt de l'Europe centrale, depuis le milieu de la France jusqu'aux frontières de la Russie actuelle. Cette carte est précédée d’une sorte d'avis au lecteur dans lequel Schedel fait de nouveau un patriotique éloge de la Germanie, trop négligée, dit-il, par les anciens écrivains : « Cest une contrée très vaste ayant pour limite à l’orient la Sarmatie et la Pannonie inférieure, au midi les Alpes, à l’occi- dent les Gaules, au nord l'Océan Germanique et le golfe Bal- tique qu'on appelle Oriental. On y trouve les fleuves les plus nobles de toute l’Europe, le Rhin, le Danube, l’Elbe et autres, sans nombre et mémorables. » Suit une descrip- tion de chacun de ces fleuves avec l'indication de quel- ques-unes seulement des principales villes qu’ils arro- sent. Vienne est omise. Schedel vante ensuite la forêt hercy- nienne qui, au dire de Pomponius Mela, occupe un espace de soixante jours de marche, et dont une partie est appelée par les habitants la Forêt Noire. Enfin il trouve des accents emphatiquement laudatifs pour célébrer les richesses du sol, l'aménité des habitants et la puissance militaire d’un pays qui « seul, sans secours étranger, peut armer assez de cava- liers et de fantassins pour résister facilement aux nations étrangères. » Et le docte Schedel en dirait plus encore « s’il ne craignait d’ennuyer le lecteur ».

Cette carte, annoncée avec tant de solennité, ne fait guère honneur aux connaissances géographique de l’auteur ; il

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semble s'être préoccupé presque exclusivement des régions

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germaniques, qui sont assez exactement figurées, et avoir sacrifié le reste. C’est ainsi que la Grande-Bretagne, au lieu de s’élever dans la direction septentrionale, s’infléchit de manière à ce que la pointe extrême de l'Écosse (séparée d’ailleurs de l'Angleterre par un bras de mer) vient se placer en face de l'embouchure du Rhin. L'Islande est rapprochée arbitrairement de la presqu'île scandinave ; celle-ci, paral- lèle aux côtes allemandes du nord, est reliée à la Russie par un isthme fantaisiste dont une partie porte le nom de Grun- land, transplanté du nord de l'Amérique au nord de l'Europe ; l'Ile de Gottland est d’une grandeur démésurée. Même dans les parties moins fantaisistes de cette carte, on relèverait de nombreuses inexactitudes, soit pour le cours des fleuves, soit pour l'emplacement des montagnes, soit même pour le lieu des villes les plus connues.

Au verso de cette étrange carte, Koberger prend congé du lecteur par un long colophon il exalte l’habileté et le soin des deux artistes q qui ont semé à pleines mains leurs curieux bois à travers la longue odyssée de Schedel :

Abest nunc studiose lector finis libri Cronicarum per viam epithomatis et breviarij compilati opus 4dem preclarum et a doctissimo quogz comparandum. Continet eñn gesta quecumque digniora sunt notatu ab initio mûdi ad hanc usqz têporis nostri calamitatem. Castigatüqz a viris doctissimis ut magis elabora- tum in lucem prodiret. Ad intuitü autem et preces providorü civiü Sebaldi Schreyer et Sebastiani Kamermaister hunc librum dominus Anthonius Koberger Nuremberge impressit. Adhibitis tamèë viris mathematicis pingendiqz arte peritissimis Michaele wolgemut et wilhelmo Pleyden wurf} quarum (sic) solerti acura- tissimagz animadversione tum civitatum tum illustricem viro- rum figure inserte sunt. Consummatà autem duodecima mensis Julii. Anno salutis ñre 1493.

On remarquera que, tandis que les noms des inspirateurs du livre, Schreyer et Kammermeister, et ceux des illustra- teurs, Wolgemut et Pleydenwurf, sont cités en toutes lettres

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dans ce long colophon, il n’est fait aucune mention de l’auteur même de la volumineuse Chronique, qui s’était du reste nommé à la fin du dernier Age. Il convient peut-être de noter aussi ces quelques mots, ad hanc usqz têporis nostri calamilatem. Les écrivains se plaisent volontiers à parler de leur temps comme d’une époque de malheur et de désola- tion; le bon Schedel ne déroge pas à cet usage ; il est du reste mieux fondé que beaucoup d’autres à déplorer les cala- mités contemporaines ; les dernières années du xve siècle, en effet, troublées par tant de guerres surtout en Allemagne, grosses des discordes religieuses qui allaient bientôt éclater, souvent visitée par la peste et la famine, pouvaient passer pour des années malheureuses, même aux yeux des moins pessimistes.

Relevons encore la qualification assez singulière de mathe- maticis viris donnée à Wolgemut et à Pleydenwurff. Enfin quoique Antony Koberger nous assure que l'ouvrage a été revu et corrigé par les hommes les plus savants, il nous faut signaler, dans le colophon même, deux grosses fautes d’im- pression : Abest au lieu de Adest, c’est-à-dire exactement le contraire de ce qu’on veut annoncer au lecteur, et cet étrange quarum à la place de quorum qui change si bizarrement le sexe de Wolgemut et de son beau-fils.

En dépit de cet adieu qui semblait définitif, Schedel et Koberger ajoutent encore à leur interminable Chronique cinq feuillets non chiffrés il est question de la Sarmatie, des origines du royaume de Pologne, de Cracovie (dont la vue est une des plus belles du livre) de Lubeck, de Nissa (ville importante de Silésie à son dire), et brusquement entonnent: une hymne deremercîments ad Deum optimum maximum pour toutes les faveurs qu’il a accordées au très juste et haut Maximilien, roi des Romains. Schedel prédit à ce prince, qui est décidément son favori, les plus hautes destinées. «Puisse-t-il gouverner longtemps le monde, porter l’étendard béni et la croix du lever au coucher du soleil,

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Et feros turchos rabidasque gentes Pettere et castris spoliare victos.

Toujours ce vœu, qui ne devait point être exaucé, d’une croisade commune de la chrétienté contre les infidèles.

Quelle est (sans parler ici des gravures de Wolgemut et de Pleydenwurff), la valeur historique et littéraire de ce volu- mineux livre du docte Schedel ? Si cet essai d'histoire uni- verselle était l’œuvre propre de lauteur allemand, il y aurait lieu de le féliciter d’avoir mené à bonne fin un travail aussi considérable et suivi sans interruption, depuis le com- mencement du monde jusqu’en 1493, les annales de l’huma- nité. Malheureusement pour la renommée de Schedel, sa Chronique est loin d’être originale ; il en a emprunté le plan général, les divisions, le texte même, en grande partie, à un ouvrage similaire, le Supplementum chronicorum de Philippe de Foresta (plus connu sous le nom de Bergomensis) imprimé sept années auparavant à Venise et promptement devenu populaire. Quand on compare l'ouvrage de Foresta et celui de Schedel, on constate d’abord que la division en âges a été empruntée, sans modification aucune, par le second au pre- mier. Dans Schedel comme dans Bergomensis, la première de ces époques s’ouvre avec la création du monde pour finir au déluge, l’un et l’autre commençant exactement par les même mots : Zn principio creavit deus celü et terram. Terra autem erat inanis. Chez tous les deux le second livre s'étend du déluge à la naissance d'Abraham. Il en est de même pour le reste des deux ouvrages, bien que le Supple- mentum se compose de quinze livres, tandis que la Cronica est divisée seulement en sept parties; malgré cette différence, l’ordre adopté et le fond de la narration sont étonnamment semblables. La forme est très souvent identique : Schedel

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s’est contenté fréquemment de transcrire des passages entiers de Foresta. Quelquefois, comme pour déguiser l'emprunt et par un reste de pudeur dans le plagiat, il introduit certains changements qui ne peuvent tromper personne, les uns jus- tifiés, les autres sans raison apparente. |

Toutefois il ressort de cette comparaison que le Bergo- mensis donne, sous la rubrique Viri doctrinis excellentes, une place plus large à la biographie des écrivains de divers genres et au catalogue de leurs ouvrages. En revanche, et cela se comprend, Schedel insiste plus longuement sur tout ce qui regarde la constitution du Saint-Empire et sur les évène- ments de l’histoire d'Allemagne. Mais il demeure acquis que le Cronica Mundi (sauf les dernières pages empruntées d’ail- leurs à Æneas Silvius) est tantôt une copie, tantôt une imi- tation directe du Supplementum chronicorum. Faut-il croire que Schedel a simplement mis à contribution son devancier, ce qui semble le plus probable, ou que tous les deux se sont servis avec le même sans-façon de compilations antérieures? Du reste ces emprunts audacieux sont tout à fait dans les habitudes du temps ; les auteurs de ces volumineux ouvrages prennent sans le moindre scrupule leur bien ilsle trou- vent ; Schedel lui-même sera pillé à son tour par la Cosmo- graphie de Munster qui lui dérobera ses renseignements géo- graphiques ou historiques sur plus d'une cité, entre autres sur la ville impériale de Nuremberg.

Parmi les auteurs anciens qui ont le plus fourni de maté- riaux à Foresta et à Schedel, Tite-Live et Eutrope se pla- cent au premier rang. L’historien de Padoue occupe à leurs yeux la place d'honneur parmi les annalistes de l’antiquité. Schedel, s'inspirant selon son usage des appréciations de Foresta, dit en parlant de lui: |

«Tite-Live de Padoue fut grand et le premier des historiens, tant grecs que latins. Dans l'an 16, avant Jésus-Christ, il était célèbre à Rome; saint Jérôme, d’après Pline, raconte le fait suivant : des frontières les plus reculées de l'Espagne et

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des Gaules quelques hommes de noble naissance vinrent à Tite-Live, comme à une source de lait abondante ; Rome ne les avait pas attirés à la contemplation d'elle-même; la renommée d’un seul homme les amena. Cet âge vit une mer- veille inouïe dans tous les siècles : des hommes, entrés dans une si grande ville, cherchèrent quelque chose en dehors de la ville. Tite-Live fut comblé par Auguste d’hon- neurs et de richesses. Il fut le plus diligent des historiens et écrivit cent dix livres d’annales ; nous avons perdu par la rigueur du temps la plus grande partie de ses ouvrages. Il vécut quatre-vingts ans et mourut à Padoue la quatrième année du règne de Tibère. Son tombeau existe encore dans le vestibule de Sainte-Justine, avec cette inscription: Tü.livi. Ti.fi.ÿrte legiôis ; Aliis côcordialis patavi sibi et suis oibus. Ses ossements ayant été retrouvés dans la suite, les Vénitiens, après avoir reconstruit le prétoire de la ville qui avait été brûlé, les placèrent dans l'endroit le plus élevé. »

En dehors des emprunts que l’un et l’autre font à l’his- torien latin, ils présentent quelque analogie lointaine avec lui, soit pour le système général de leur composition, soit pour leur crédulité imperturbable à l'endroit des prodiges. Ils pouvaient d’ailleurs lire l’auteur des Décades dans les éditions assez nombreuses qui en avaient été données dès les premiers temps de l'imprimerie (1).

Tous deux se servent d'Eutrope pour les principaux élé- ments de leurs courtes biographies des empereurs romains ; quelquefois même ils se contentent de transcrire les propres mots d'Eutrope. Avec lui ils disent d’Othon: Malerno quam paterno genere nobilior ; de Vitellius : familia magis honorata

(1) La première édition semble être celle que donnèrent à Rome Sweyn- heym et Pannartz, sans date, mais à laquelle les bibliographes assignent la date de 1469. Viennent ensuite les éditions d'Udalricus Gallus, Rome (1470). de Vindelin de Spire, 1470, de Sweynheym et Pannartz, 1472, enfin deux édi- tions milanaises, l’une de Philippe Lavagna, 1478, l’autre d'Antoine Zaroto, 1480,

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quam nobili; de Titus, qu’il mourut in eadem qua pater villa; de Domitien, qu’il s’adonna à tous les excès libidinis, iracundie, crudelitatis (1).

Les deux compilateurs connaissent en outre bon nombre d'historiens anciens : Hérodote, auquel ils demandent leurs meilleures informations sur l’histoire d'Égypte et de Perse, Thueydide, Xénophon, Salluste, Suétone dont ils paraissent faire assez grand cas, Plutarque et autres.

Quant aux renseignements qu’ils nous donnent sur l’histoire naturelle et surtout sur ces enfantements monstrueux (2), pour lesquels ils ont une complaisance marquée, ils les tirent presque toujours de Pline l’ancien, un des auteurs les plus populaires dès les premiers temps de la Renaissance, le plus souvent imprimé et le plus volontiers mis à contribu- tion par l’érudition encore hésitante des humanistes d'alors.

Parmi les Pères de l'Église, celui dont ils invoquent de pré- férence l'autorité est saint Jérôme ; ils S’'appuient même sur son opinion dans les jugements qu’ils portent sur les écri- vains profanes. Ils accordent aussi une haute importance accompagnant uniformément le fait qu’ils lui empruntent de ces mots : ut Eusebio placet.

Quelle que soit l'originalité de ces deux grandes entreprises historiques (et, surtout en ce qui concerne Schedel, elle est des plus médiocres), le Supplementum chronicorum et la Cro- nica Mundi ont au moins le mérite d’être les deux premiers essais d'histoire universelle tentés au début des temps modernes. Avant ces deux livres, on ne peut citer comme travail d'ensemble que le maigre Fasciculus temporum (1479),

() Les deux compilateurs pouvaient, sans parler des manuscrits, se servir de l'édition princeps d'Eutrope, Rome, 1471, sans nom d’éditeur, mais attri- buée à Georges Laver.

(2) On rencontre d’ailleurs des spécimens de ces monstres, soit dans les ma- nuscrits d’Isidore de Séville et d’Orosius, soit dans beaucoup de Miscellanées du Moyen-âge, soit encore sur les marges de la Mappa Mundi,

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de Werner Rolewinck, qui n’est guère qu’une table chronolo- gique. Foresta et Schedel n'ont été sans doute que des compi- lateurs, qui ont mis à à profit, sans se piquer d'une critique sévère, des documents amoncelés pendant les siècles précé- dents. Mais cette réunion de matériaux historiques ou légen- daires, embrassant une étendue si vaste de temps qu'elle remonte jusqu'à la création du monde pour ne s'arrêter qu'au seuil du xvre siècle, ce laborieux effort pour grouper en un seul faisceau les diverses phases de la vie de l'humanité, cette vue générale, si superficielle et incomplète qu'elle soit, des étapes par lesquelles ont passé les destinées des peuples, ce panorama, coloré et confus en même temps, des époques les plus reculées et des siècles presque contemporains, tout cela ne mérite-t-il pas l'attention d’une critique devenue plus exigente en matière d'exactitude et de contrôle ?

N’était-ce pas vraiment un grand service rendu aux con- temporains que de leur offrir, condensé dans un seul volume, un ensemble de connaissances si considérable, un répertoire complet de l’antiquité et du Moyen-Age? Le lec- teur studieux trouvait en effet, soit chez Foresta, soit chez Schedel, non-seulement la suite ininterrompue des faits historiques, mais une incroyable abondance d'informations sur une foule d’autres sujets.

Les deux auteurs mêlent à la narration des faits un tableau très complet de l’histoire littéraire de l'antiquité greco-latine et surtout du Moyen-Age. Foresta s'attache plus que son imitateur à donner de chacun des écrivains plus ou

moins célèbres des siècles précédents, philosophes, poètes, savants, controversistes et autres, une biographie très soi gnée, en y ajoutant une liste détaillée de leurs ouvrages. C’est ainsi qu'il dresse un catalogue minutieux des ouvrages de saint Augustin, de Boëce, de saint Thomas et même de moindres personnages. Schedel se contente de citer rapidement leurs livres les plus importants. Tous deux réservent aussi une assez large place à l’histoire des conciles et des ordres reli-

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gieux. Les grandes assemblées des docteurs chrétiens, les conciles d'Arles, de Lyon, de Constance, de Bâle, trouvent en eux des annalistes curieux, ainsi que les ordres de Citeaux, du Carmel, de Cluny, des Augustins, des Franciscains et toutes ces pieuses et puissantes corporations de religieux qui jouèrent un si grand rôle pendant toute la durée du Moyen-Age. Les faits divers et surtout les prodiges n'atti- rent pas moins leur attention : les enfantements monstrueux, les pluies de sang, les globes de feu apparaissant dans le ciel, les manifestations miraculeuses de la colère divine, reviennent à chaque instant, enregistrés avec une impertur- bable crédulité. A la fin de son gros in-folio, Schedel a placé, comme un supplément assez logique de sa Cronica, un abrégé de géographie g générale accompagné de la carte que nous ‘avons signalée. Rien de semblable chez Foresta, qui se borne aux indications géographiques que suggère naturellement la narration des faits. En somme le Supplementum et la Cro- nica forment comme un recueil encyclopédique des connais- sances d'alors en matière d'histoire, un résumé de tout ce qui avait pu être amassé pendant le Moyen-Age sur les diverses époques de l'humanité, un essai, informe sans doute, mais laborieux et puissant d'histoire universelle. Jusque-là les studieux écrivains d’annales, clercs ou laïques, avaient concentré leurs efforts sur une époque déterminée; tels Grégoire de Tours, Frédegaire, Bède le Vénérable, Orderic Vital, et plus tard les chroniqueurs français comme Villehar- douin, Joinville, Froissart et Monstrelet. | Mais on n’avait encore tenté aucune synthèse historique, aucun groupement des âges successifs, aucun tableau du monde depuis la Création jusqu'aux temps de l'écrivain. Il convient donc de féliciter les auteurs du Supplementum et de la Cronica de ce méritoire effort pour condenser, dans un résumé rapide et suffisamment exact, l’histoire d’une si longue suite de siècles, en y mêlant le tableau des connais- sances scientifiques et littéraires de leur temps. Leur œuvre

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présente l’aspect d’une compilation consciencieuse, mais sou- vent indigeste, les autorités sacrées et profanes, sur les- quelles s’appuient les écrivains, sont citées sans esprit de con- trôle. Ils se plaisent à entasser, sur un même ensemble de faits, les témoignages les plus divers sans indiquer leurs pré- férences. C'était d’ailleurs le défaut général de tous les con- temporains, plus soucieux de montrer l'étendue de leur éru- dition que de la soumettre aux règles d’un jugement sévère. Aussi ne faut-il pas s'attendre à trouver dans ces chroniques quoi que ce soit d'analogue à cette science délicate de la cri- tique historique, que nous réclamons aujourd’hui de tous les écrivains qui abordent le récit des annales de l'humanité.

Il ne faut pas non plus leur demander rien de ce que nous appelons la philosophie de l’histoire. Ils se contentent de rapporter, le plus souvent avec sécheresse, les évènements eux-mêmes et ne cherchent à en tirer aucune leçon spéciale. Cependant, lorsqu'il s’agit de grandes catastrophes ou de faits qui intéressent de près les croyances religieuses, ils ajoutent volontiers au récit des réflexions morales destinées à l’ins- truction des lecteurs.

Ils s’animent rarement et conservent presque toujours l’impartialité un peu froide qui est le propre de l'historien ; toutefois chez Schedel, quand certains sujets, qui semblent l'émouvoir plus vivement, le tirent de son indifférence ordi- naire, le style s’élève et prend quelque allure oratoire ou poétique. C’est surtout lorsqu'il parle de la majesté du saint Empire romain germanique qu’il trouve ses accents les plus chaleureux ; il célèbre sur le ton du panégyrique la supré- matie de la couronne impériale, les droits de tutelle de l’empereur sur les autres souverains, l'étendue de sa puis- sance et le respect que tous doivent à cette souveraine auto- rité. FA

Quant aux gravures sur bois, au nombre d'environ deux mille deux cent cinquante, qui décorent l'énorme volume, elles sont de valeur très inégale. Cependant les plus médio-

rt

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cres même, celles dont le dessin et la taille sont grossiers, dépassent encore de beaucoup l'imagerie ordinaire. À leur brutalité un peu sauvage, à leur rudesse naïve se mêlent toujours quelque ampleur et un certain style de saveur nurembergeoise ; non. pas qu'on puisse mettre ces rudes images en regard des fins et délicats produits de la xylogra- phie vénitienne ou florentine des mêmes temps. On est ici en présence d’un art tout différent qui aspire aux composi- tions plus grandes, à l'énergie souvent exagérée, à une vigueur d'expression qui dépasse le but etne craint pas de devenir grimaçante ; la sobriété et la mesure d’au-delà des Alpes lui sont inconnues. L'art de Pleydenwurif et de Wolge- mut vise à la quantité, aux grandes dimensions, à l'effet déco- ratif de ES à l’impression forte, plutôt qu'à l’ordon- nance discrète et à la pureté des lignes. Il s’adresse aux masses, tandis que les Italiens sollicitent l'approbation d’un public plus raffiné. Mais si l’on accepte ce caractère tudesque avec ce qu'il a d’anguleux et de dur, on prend goût à ces manifestations d’un génie mâle et fécond. Alors que les petits bois choquent les yeux difficiles, les grandes images les retiennent par la largeur de la conception, par la vigueur de l'effort, par l’entrain de l'exécution. Si à ce point de vue quelques-unes des grandes pages de la Cronica sont remar- quables, on peut signaler parmi les meilleures Dieu le père en costume impérial, les diverses scènes de la Création, de la vie d'Adam et d'Éve; Circé et le bateau d'Ulysse rempli de ses compagnons, métamorphosés en bêtes, composition d’une finesse si charmante qu’on la prendrait pour une œuvre des premières années du xvr® siècle, déjà pénétrée de l'influence d'Albert Durer ;: la grande planche (décrite par nous) qui réunit dans une double page l'Empereur et les hauts dignitaires du Saint-Empire ; les perturbateurs des divins mystères condamnés à danser et à chanter pendant une année entière ; le pont de la Meuse qui s’entr'ouvre sous les pas des danseurs impies ; les Juifs aux grimaçantes figures

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consumés par les flammes; enfin les grandes pages de l’Antechrist, de la Danse macabre, du Jugement dernier et les deux magistrales figures de Pie IT et de Frédéric avec leur suite.

Pour les innombrables portraits (?) d'hommes de toutes sortes, souverains, saints et religieux, grands capitaines, philosophes et poëtes, Wolgemut et Pleydenwurf ont écono- misé les frais d'invention. Désespérant sans doute de donner à tant de figures une physionomie distincte, ils ont fré- quemment utilisé pour plusieurs personnages de condition très différente les mêmes bois, sans le moindre changement. C'est ainsi que Pâris devient tour à tour Epiménide, Épicure, Jean Damascène : Hector, Jonas, Pittacus et autres se présentent sous les mêmes traits. En général les portraits en pied sont plus individuels et attestent plus de soin; les bustes trahissent plus le métier et le travail collectif et banal de l'atelier. Les corps sont le plus souvent trapus et courts, Jes têtes trop grosses et sans distinction. Cependant, dans cette longue galerie de célébrités fantaisistes , on rencontre quelques figures bien venues ; la jolie. et gracieuse reine de Saba en costume bourguignon ; saint Benoist portant d’une main une crosse et de l’autre un calice sur un livre, d'une allure ample et belle ; saint Sebald (tout particulière- ment cher aux auteurs, en sa qualité de patron de Nurem- berg), tenant en main le modèle de l’église qui porte son nom ; saint Bernard en costume d’évêque ; Maximilien, sans aucune ressemblance avec les portraits authentiques, tout éclatant de jeunesse en $es riches atours de roi des Romains.

Quant aux nombreuses vues de villes, elles semblent être le principal ornement du curieux in-folio; elles s’y suc- cèdent en ordre pressé, illuminant pour ainsi dire les larges feuillets, bariolées d’éclatantes couleurs. véritable amuse- ment des yeux, avec les eaux vertes ou bleues de leurs fleuves, leurs collines boisées, leurs toits rouges, les pignons et les créneaux de leurs forteresses, leurs enceintes trouées

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de larges portes, leurs amas de maisons denses et serrées s’étageant en une perspective montante et à vol d'oiseau, vivantes accumulations de pierres amoncelées, entassées, pressées, donnant bien l’idée de ces populeuses cités du Moyen-Age, aux rues étroites, aux habitations débordant les unes sur les autres, étouffées dans leur périmètre trop étroit, proies des longues et fréquentes épidémies. Vues assez fan- taisistes d’ailleurs et qui ne se piquent point de fidélité, puisque souvent, ici comme pour les personnages, le même bois est répété sans autre modification que le changement du nom de la ville.

Toutefois certaines images ont quelque prétention à une exactitude relative : on peut à la rigueur reconnaître le palais des Doges à Venise, la flèche (?) de Strasbourg, sainte Sophie de Constantinople, l'aspect général de Gênes, quelques monuments de Rome (1) dont le château St- Ange, la colonne Antonine, et la Porte du Peuple. Comme de raison, la vue de

Nuremberg est la plus importante et la plus amoureusement soignée du volume. Elle remplit tout le verso du feuillet 99 et tout le recto du feuillet 100. Dans le haut, une bande aux tons bleus dégradés, occupant toute la largeur des deux pages et figurant l'horizon ; au-dessous, un grand espace blanc, en guise d’atmosphère, dans lequel se profilent les hautes pointes des clochers, parmi lesquels ceux de St-Sebald et de St-Laurent, désignés expressément par leurs noms. Au- dessous de ces hauts monuments, les innombrables toits

(1) Cette vue de Rome, d’après M. Lippmann, se référant au grand ouvrage de de Rossi, serait faite d’après un grand dessin dont on ne connaît qu'une copie à la tempera, conservée au musée de Mantoue. Dans cette copie le pone du château Saint-Ange est orné des statues de saint Pierre et desaint Paul qu’ y furent placées en 1534. Dans la Chronique de Schedel, à la place des deux statues, on voit deux petites tours à créneaux, qui figurent également dans la vue de Rome du Supplementum chronicorum de 1490. M. Lippmann ajoute : les vues de la Chronique et du Supplementum contiennent la même portion de la ville et sont prises du même point de vue; il paraît certain qu'elles ont eu un modèle commun,

LA CRONICA MUNDI 81

aux tuiles rouges, se pressant dans la trop étroite enceinte de la cité impériale, des deux côtés de laquelle s’ouvre une large porte cintrée ouvrant sur la campagne. Au premier plan de vertes prairies, coupées de clôtures, animées de petits personnages à pied et à cheval et semées de riantes maisons, métairies, Weierhaus (1), moulins et autres ; le tout conçu et exécuté avec un accent de vérité qu'on rencontre rarement dans les autres : vues de villes. On sent que les illustrateurs ont travaillé de visu et qu'ils ont mis un légi- time orgueil à donner de leur ville natale une belle et glo- rieuse représentation. Au total, cette profusion d'images, grandes et petites, jetées à travers le gros livre, avec une étonnante fécondité, atteste une puissance de travail et une richesse de production qui ont leur prix, malgré toutes les critiques de détail; tous ces bois, sauf ceux du temple de Salomon, empruntés à la Bible de Koberger de 1481, ont été faits pour la Cronica; il est clair que Pleydenwurff et Wolgemut seuls n'auraient pu suf- fire à un labeur si écrasant. Ils étaient à la tête d’un atelier ou, si l’on veut, d’une manufacture de gravures sur bois, employant sans doute un nombre de mains assez considé- rable pour satisfaire aux besoins d’une abondante produc- tion. Est-il possible de distinguer, dans cet amas de gravures, la main de Wolgemut et “celle de Pleydenwurff ? C’est ce qu’a essayé de faire M. Henry Thode, dans sa longue étude sur l'École de Peinture de Nuremberg aux xive et xve siècles. (Die Malerschule von Nurnberg im XIV und XV Iahrhundert ihrer Entwicklung bis auf Durer, dargestellt von Henry Thode. Francfort, chez H. Keller, 1891). Tout en reconnaissant qu’au premier abord cet ensemble d'illustrations paraît homogène, il croit qu’une étude plus

(1) On donnait ce nom à de petites constructions, tout en hauteur, géné- ralement situées dans une île; et pouvant servir d’observatoire en temps de guerre.

sers!

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approfondie permet d'attribuer la paternité de certaines

compositions à Wolgemut et celle de certaines autres

à Pleydenwurff, et il estime que cette répartition n’est pas si difficile qu’elle l'a semblé jusqu'ici > « Je crois, dit-il, que pour ce qui concerne l'esprit, le sentiment et la conception de la forme, on reconnaît distinctement que deux natures douées, au point de vue artistique, de qualités très différentes ont pris part à l’œuvre : l’une insipide, rude et sans esprit ;

l'autre avec un sens prononcé de la finesse, du charme, de l'expression poétique. Et il ne s’agit pas seulement ici d’une différence qu’on peut mettre sur le compte du tailleur sur bois, mais d’une différence de style. On peut établir aisément la part de dessins afférente à Wolgemut : quand on feuillette le lourd volume, l’œil est frappé par plusieurs bois de dimen- sions plus grandes qui trahissent sans hésitation la paternité de Wolgemut ; je signalerai avant tout la composition du Christ et des douze apôtres (fol. cr verso de l'édition latine), le Jugement dernier (fol. cczxv verso) et les scènes de la Création (fol. 1 à var) à l'exception de l'Assemblée des anges (fol. n1). Si on se grave bien dans l'esprit les caractères distinctifs, on reconnaîtra le dessin de Wolgemut dans la majeure partie des grandes compositions à figures et dans la plupart des personnages isolés. Avant tout c’est la forme de la main qui doit compter pour un indice décisif, cette forme allongée des doigts qui s'étendent avec raideur à partir du plat central de la main, ceux du milieu étant juxtaposés droits et fermes, tandis que l’auriculaire, rigide, est séparé d'eux. Nous avons sans doute affaire à des mouvements de mains différents;

mais le type dominant est celui que nous venons d'indiquer.

Quiconque a étudié d’un œil exercé la forme des mains dans

les peintures de Wolgemut pourra avec quelque attention

la reconnaître ici. Et les types désagréables, rudement

dessinés des peintures, se répètent en dimensions plus petites,

mais encore plus grossiers : la rudesse du tailleur sur bois

arrive jusqu’à en faire une véritable charge.

LA CRONICA MUNDI 83

«Quelles sontmaintenantlesillustrations qu’on doitattribuer à l’autre individualité artistique plus délicatement organisée, à Wilhelm Pleydenwur!f ? Leur nombre, comme nous l'avons dit, est beaucoup moindre. Je signale avant tout les suivantes comme des exemples caractéristiques : le groupe des anges (Sr), Circé et Ulysse (fol! x1r), Noë (fol: xrv; verso), Abraham (fol. xx), Job (fol. xxix), Alexandre le Grand (fol. LXXV, verso), le banquet d'Hérode (fol. xcrv, verso), le miracle de l’hostie (fol. cexvit), la grandiose et dramatique Danse des squelettes (fol. cezxumt), l'Empereur et sa cour (fol. CLXXxIrIT). Toutes les autres grandes images à l'exception peut-être des figures de la Vierge (fol. cu, verso) et du martyre des SS. Pierre et Paul (fol. crv, verso), sur lesquels je n'ose me pro- noncer avec certitude pourraient être de Wolgemut..… Ce qui distingue avant tout les figures de Pleydenwurff est un sens prononcé de la beauté, une observation pénétrante de la nature et une vive imagination/ll sait aussi bièn traduire la di- gnité noble de la vieillesse que la grâce légère de la jeunesse ; en opposition avec la nature rude et bourgeoise de Wolgemut, il a en propre un sentiment aristocratique qui donne à son art un caractère d’absolue noblesse, Ses personnages se meuvent dans la plénitude de la liberté et du calme, malgré toute leur vivacité ; les traits du visage sont fins et accentués, le regardest vif et franc, les mouvements expressifs et spontanés. Il aime à donner à ses personnages des coiffures riches et souvent fantaisistes et un costume qui, par l'emploi des étoffes et des fourrures précieuses, vise à la plus grande variété, de même qu’il forme avec un goût achevé ces calices de fleurs d’où surgissent ces demi-figures (qu’on voit au revers des autels de Wolgemut). Si l’on fait abstraction du caractère général, deux signes particuliers dans le dessin fournissent un criterium qui permet de décider quels bois se rap- portent aux originaux de Pleydenwurf, à savoir la facture des cheveux et la forme de la main,/Tandis que les personnages de Wolgemut ont une chevelure lisse, molle ou tombant en

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boucles onduleuses, les cheveux et la barbe dessinés par Pleydenwurff sont frisés et par cela même rendus avec beaucoup de détails à l’aide de traits tremblotants, ce qui invite le tailleur sur bois à manier son couteau presque comme une pointe d’aquafortiste. Dans les mains aux mouvements élégants, on remarque, comme dans le reste, la recherche de la grâce et de l’expression : les doigts fuselés à l’ossature fine se meuvent isolément ; l’annulaire et le petit doigt sont généralement un peu courbés. Ils ne sont presque jamais, comme c’est la règle chez Wolgemut, posés à côté l'un de l’autre, fermes et raides ; mais tantôt le doigt du milieu seul ou celui-ci et l’annulaire ou ce dernier seul sont légèrement infléchis en dedans, tantôt le doigt du milieu se glisse un peu sous l’index et par suite l’annulaire et le petit doigt s'isolent : en un mot l'artiste cherche à communiquer à la main le plus de vie possible.

«En s'appuyant sur ces particularités, celui qui voudrait prendre cette peine pourrait dresser un relevé exact des bois d’après Wolgemut et d’après Pleydenwurff ; il faudrait toutefois considérer que celui-ci également se servit de différents tailleurs sur bois. qui ont traduit plus ou moins fidèlement. Nous nous contentons de constater la diffé- rence des styles en général et de signaler deux résultats d’une comparaison approfondie de ce genre. D'abord ilest à . remarquer que les plus belles compositions sont dues à Pleydenwurff et en outre qu’un certain nombre ont été taillées sur bois avec une science technique des plus com- plètes. Aucune des illustrations de Welgemut ne peut être comparée, pour la finesse et le soin de la taille du bois, avec _des images telles que l'Assemblée des Anges, Abraham, Circé et Ulysse, la Cour impériale, pour ne citer que quelques exemples dont on pourrait beaucoup augmenter le nombre. On se demande involontairement, en présence de ces bois si supérieurs, s'ils n’ont pas été exécutés par Pleydenwurff lui-même.La seconde remarque à faire est que Pleydenwurff

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a pris une grande part à l'illustration du premier tiers envi- ron de la Chronique, et qu’il a pour cette portion fourni le plus grand nombre des personnages isolés ; plus tard sa collabo- ration se restreint à peu de compositions, la plupart de dimensions importantes. »

M. Thode signale ensuite le très curieux et très beau des- sin du British Museum, publié par M. Sidney Colvin dans le Jahrbuch der K. preussischen Kunstsammlungen (t. vir p. 98), premier projet du grand bois représentant Dieu le Père sur son trône, en costume impérial ; ce dessin d’une plume élégante et légère, au dos duquel on lit des fragments du texte de Schedel, porte la date de 1490, qui prouve que, même avant le traité conclu en 1491 entre Koberger et ses collaborateurs, l’entreprise était déjà l’objet de leur préoccupation. Ce dessin, aussi bien que le bois correspondant de la Chronique, est unanimement attribué à Wolgemut ; toutefois M. Thode le donne à Pleydenwurff, À cause des hautes qualités de style et de facture qui lui semblent dépasser de beaucoup l’art de Wolgemut ; il aban- donne le bois du livre à ce dernier qui, par la mala- dresse de la taille, aurait gâté l’œuvre originale de son associé ou plutôt en aurait fait une copie médiocre qu'il aurait remise au tailleur sur bois; cette dernière hypothèse expliquerait la grande infériorité de la gravure comparée au dessin.

Quoi qu’en dise M. Thode, la part prise par chacun des deux illustrateurs à l’ornementation du massif in-folio n’est pas si aisée à établir. Le système du critique allemand est d’une simplicité séduisante : il consiste dans un triage des meil- leurs bois du volume et dans l'attribution de ces échantillons de qualité supérieure à Wilhelm Pleydenwurff; quant aux raisons qui peuvent ou justifier ou même expliquer cette pré- dilection, M. Thode néglige de les exposer. Sans doute il établit une distinction judicieuse entre les morceaux d’une facture plus vigoureuse, mais plus grossière, et les composi-

6

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tions plus délicates et plus fines, taillées avec plus de soin; sans doute encore le triage fait par lui au milieu de ces deux mille cinq cents bois dénote un sentiment assez vif des nuances de l’art du graveur et, comme le prouvent ses remarques sur les mains et les cheveux, un examen attentif, mais qui tombe parfois dans un excès de minutie, des moindres détails de certains bois choisis par lui pour les nécessités de sa thèse. Mais il oublie de nous donner les rai- sons pour lesquelles il assigne à Wolgemut les gravures d'ordre inférieur, à Pleydenwurff les meilleurs morceaux. En somme, il est visible que, dans cet essai téméraire de classification, M. Thode a été guidé par une étrange ani- mosité contre Wolgemut, eton a une preuve décisive de ce parti pris dans ce qu'il dit du dessin conservé au British Museum. Jusqu'ici ce précieux morceau avait été considéré sans contestation aucune comme étant de Wolgemut ; M. Sidney Colvin, qui l'a mis en lumière etreproduit dans le Jahrbuch, n’émet aucun doute à ce sujet. Cette attribution contrariant les idées bien arrêtées de M. Thode sur la supé- riorité de Pleydenwurff, il rompt en visière à l'opinion établie, enlève le dessin à Wolgemut pour le donner à son favori et ne laisse au maître de Durer que le bois de la Cronica. Pour justifier cette anomalie, il est obligé de recou- rir aux plus hasardeuses hypothèses : ou Wolgemut a altéré le dessin original par la maladresse de sa taille (et alors il faut admettre, ce qui est loin d’être prouvé, qu'il ait été graveur), ou plutôt il aurait fait d'un beau dessin une médiocre copie, dont il aurait confié la reproduction au tail- leur sur bois. Que de suppositions pénibles pour dépouiller Wolgemut d’un dessin qui gêne tant l'argumentation de M. Thode ! N’était-il pas plus naturel d'expliquer l’infériorité de la planche à l’égard du dessin par les défaillances inévi- tables de la gravure, dont on pourrait citer de si nombreux exemples et qui n’ont point épargné même les plus belles œuvres de Durer? Mais, dit M. Thode, il y a ici plus que

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l'infidélité de la taille ; autre chose est en jeu et les trahisons du graveur ne suffisent pas à expliquer la notable différence de style entre le dessin et le bois. Voyez plutôt, ajoute-t-il, les délicieux enfants du projet original, se livrant au haut de

à

la composition à leurs gracieux ébats dans les branchages gothiques. Que deviennent-ils dans la gravure ? Ils ont perdu tout leur charme et toute leur malice ; ils se transforment en lourds et vilains petits êtres d’allure flamande si fami- lière à Wolgemut ; en un mot, ils sont méconnaissables. Or, parmi les putti que M. Thode-.juge si monstrueusement défi- gurés, quelques-uns reparaissent avec les mêmes physiono- mies et la même gaucherie de naïveté dans le groupe des anges du folio II que M. Thode donne sans hésitation à Pleydenwurf.

Certes, comme le constate avec beaucoup de raison notre auteur, il ya de grandes inégalités, dans les si nombreux bois de la Cronica ; mais il en est de même dans tous les incu- nables à fes ce qui s'explique et par les emprunts mu- tuels et par le grand nombre des collaborateurs employés à un mêmelivre et par l’inexpérience des tailleurs sur bois qui n’acquièrent une réelle maestria qu’une dizaine d’années plus tard. Dans ces conditions il semble impossible de tracer des lignes précises de démarcation, de mettre des noms au bas d'œuvres collectives, de sacrifier celui-ci à celui-là. Du reste non seulement en ce qui concerne la Cronica Mundi, mais d’une façon plus générale, M. Thode se plaît à rabaisser le maître de Durer, jusqu'à ne lui reconnaître aucun mérite artistique ; il lui enlève les œuvres qui jusqu'ici constituaient son patrimoine, les tableaux d’autel de Peringsdorf, de Schwabach, les belles figures de Goslar et d’autres encore ; il ne voiten lui qu'un habile metteur en scène, visant à l’éffet superficiel, dépourvu de sentiment, incapable de faire grand. Faut-il s'étonner, après cela, que M. Thode enlève à Wolgemut les meilleurs bois de la Cronica pour les donner à Pleydenwurff ?

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Quoi qu'il en soit, le succès fut éclatant. Nous avons vu qu'Anthony et Hans Koberger établirent en plusieurs endroits des magasins spéciaux pour la vente exclusive de la Cronica. Grâce aux autres débouchés de l’importante maison de librairie, l'œuvre commune de Hartmann Schedel et de ses deux illustrateurs se répandit à travers toute l'Europe, de Toulouse et de Lyon jusqu'à Dantzig et Cracovie. Nous pos- sédons un précieux document de 1509, qui constate en termes très précis ce rayonnement du succès de la Chronique et le chiffre considérable des bénéfices. C’est la répartition soit des exemplaires restants, soit des sommes à percevoir, entre Sebald Schreyer et les héritiers de Kammermeister d’une part et de l’autre, Michel Wolgemut et les héritiers de Wilhelm Pleydenwurff, Helena sa veuve, remariée, et Mag- dalena sa fille (1).

Parmi les créances tirées au sort, on voit désignées, comme échéant à Schreyer et aux héritiers Kammermeïster, des sommes dues par des dépositaires de Paris, de Gratz, d’'Ofen, de Prague, de Strasbourg (sans parler de Nuremberg, ou des villes voisines), le tout montant à 621 florins rhénans en or, 12 shellings, 7 liards. En outre le sort leur attribue un certain nombre d'exemplaires latins ou allemands colo- riés ou non coloriés, envoyés à Milan et à Côme, qui n'ont pas encore été l’objet d’un règlement de compte.

Michel Wolgemut et les héritiers de Pleydenwurff reçoi- vent, entre autres sommes, seize florins dix shellings pour un exemplaire latin et deux allemands non coloriés et non reliés, ainsi que six exemplaires latins non coloriés et reliés, outre des créances sur des correspondants de Vienne, Passau, Bâle, Lubeck, Ingolstadt, Dantzig, Francfort, et bon nombre d'exemplaires encore invendus, envoyés à Breslau, à Posen,

(1) I n’est question dans cet acte ni des Koberger ni de Hartman Schedel, ni du traducteur allemand Georg Alt, les frais de la Chronique ayantété liquidés longtemps auparavant,

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à Bamberg, à Cracovie, à Lyon. L'Italie offrait à la Cronica un marché avantageux. Anthony Kolb à Venise (l'éditeur du célèbre plan attribué à Jacopo de Barbary), Peter Werner à Bologne, Hans Furleger à Florence, Jérôme Rotmunden à Gênes, sont mentionnés comme dépositaires d’un nombre d'exemplaires latins ou allemands, dépassant le chiffre de cent cinquante.

Cette faveur de la fameuse Chronique se soutint, même hors d’Allemagne, longtemps après son apparition. On lit, en effet, dans un inventaire de livres prisés par Galliot du Pré (1549) (1): le registre des grandes Chroniques avec des figures, impression d'Allemagne , en un grand volume : 60 sous. Ce prix est un des plus élevés qu’on rencontre dans l'inventaire; le Poliphile français avec ses belles figures, quoique relié et doré, n’est estimé que 38 sous.

Le prix courant en Allemagne de la Chronique non colo- riée et non reliée semble avoir été de deux florins ; aujour- d'hui un exemplaire bien conservé se vend de 300 à 400 fr.

CHARLES EPHRUSSI.

(1) Documents pour servir à l’histoire des libraires de Paris(1486-1600), publiés par le Baron Jérôme Pichon et Georges Vicaire, Bulletin du Bibliophile, Mai- Juin 1893.

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